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Il s’est réveillé dans son vaisseau juste un peu brûlé et immobilisé au milieu d’un champ de colza dans le sud du Manitoba, entouré d’hommes à la peau curieusement pâle et lisse, certains porteurs de ce qu’il a identifié comme un équipement d’isolation biologique. Sorti de son engin le cœur battant, les muscles alourdis et endoloris par la terrible gravité, les poumons agressés par l’air épais et isolant, Wun Ngo Wen a aussitôt été placé en détention.

Il a passé le mois suivant dans une bulle en plastique installée dans une salle du Centre des maladies animales (organisme dépendant du ministère de l’Agriculture) sur Plum Island, une île non loin de Long Island et donc de New York. Mois durant lequel il a appris à parler une langue qu’il ne connaissait que par les anciens documents écrits, a habitué ses lèvres et sa langue aux riches modalités de ses voyelles, a enrichi son vocabulaire en s’efforçant de s’expliquer avec des étrangers sinistres ou intimidés. Cela a été une période difficile pour lui. Les Terriens, créatures blêmes et dégingandées, ne ressemblaient pas du tout à ce qu’il avait imaginé en déchiffrant les documents antiques. Beaucoup d’entre eux, pâles comme des fantômes, lui rappelaient les histoires d’Embermonth qui l’avaient terrifié enfant : il s’attendait presque à en voir un se lever à son chevet comme Huld de Phraya en exigeant un bras ou une jambe en tribut. Il avait des rêves agités et désagréables.

Par chance, il restait néanmoins en pleine possession de ses talents de linguiste, et il ne lui a pas fallu longtemps pour se voir présenter à des hommes et des femmes de statut et de pouvoir bien plus hospitaliers que ses gardiens initiaux. Wun Ngo Wen a cultivé ces amitiés utiles, en luttant pour maîtriser les protocoles sociaux d’une culture aussi ancienne que déroutante et en attendant patiemment le moment idoine pour présenter la proposition qu’il avait convoyée entre les deux mondes humains au prix de tant de sacrifices personnels et publics.

« Jason, ai-je lancé lorsqu’il a atteint ce point de son récit. Arrête. S’il te plaît. »

Il a marqué un temps d’arrêt. « Tu as une question Tyler ?

— Non. J’ai juste besoin… d’un peu de temps pour assimiler tout ça.

— Mais jusque-là, ça va ? Tu me suis ? Parce que je vais raconter l’histoire plus d’une fois. Je veux qu’elle coule toute seule. C’est le cas ?

— Plutôt, oui. La raconter à qui ?

— À tout le monde. Aux médias. On va rendre cela public.

— Je ne veux plus être un secret, est intervenu Wun Ngo Wen. Je ne suis pas venu ici pour me cacher. J’ai des choses à dire. » Il a rouvert sa bouteille d’eau de source « Vous en voulez un peu, Tyler Dupree ? Vous semblez avoir besoin d’un verre. »

J’ai pris la bouteille entre ses doigts potelés et ridés. J’ai bu à grands traits avant de demander : « Alors cela fait de nous des frères d’eau ? »

Wun Ngo Wen a eu l’air perplexe. Jason a ri tout fort.

Quatre photographies du delta du Kirioloj

Il n’est pas facile de représenter la folie sauvage de cette époque.

Certains jours, cela semblait presque libérateur. Au-delà de notre insignifiante imitation de ciel, le soleil continuait à grossir, les étoiles naissaient ou s’éteignaient, on avait insufflé la vie dans une planète morte, qui avait ainsi pu évoluer vers une civilisation rivalisant avec la nôtre, voire la surpassant. Plus près de nous, des gouvernements se voyaient renversés et remplacés puis leurs remplaçants renversés à leur tour ; religions, philosophies et idéologies se transformaient, fusionnaient et engendraient une progéniture mutante. L’ancien monde s’écroulait et son ordre avec lui. De nouvelles choses poussaient dans ses ruines. Nous avons cueilli l’amour encore vert, en avons savouré l’aigreur : Molly Seagram m’aimait surtout, je suppose, parce que j’étais disponible. Pourquoi pas ? L’été touchait à sa fin et la récolte était incertaine.

Le mouvement du Nouveau Royaume, depuis longtemps disparu, avait commencé à sembler aussi bien prescient qu’excessivement désuet, et sa timide rébellion contre l’ancien consensus ecclésiastique à annoncer des dévotions nouvelles et plus énervées. Des cultes dionysiaques surgissaient d’un bout à l’autre du monde occidental, débarrassés de la piété et de l’hypocrisie du vieux NR – des clubs de baise munis d’étendards ou de symboles sacrés. Ils ne méprisaient pas la jalousie humaine mais l’englobaient, voire s’en délectaient : les amoureux éconduits favorisaient les pistolets calibre 45 à bout portant, une rouge rose sur le corps de la victime. C’était l’Affliction reconfigurée en drame élisabéthain.

Né dix ans plus tard, Simon Townsend aurait pu se retrouver dans une de ces spiritualités à la Quentin Tarantino. Mais l’échec du NR l’avait laissé désabusé et en quête de quelque chose de plus simple. Diane continuait à m’appeler de temps en temps – environ une fois par mois, quand les auspices étaient bons et Simon sorti – pour me tenir au courant de sa situation ou tout bonnement pour évoquer le passé, tisonnant les souvenirs comme des braises et se réchauffant à leur chaleur. Chaleur qui semblait un peu manquer dans son foyer, même si sa situation financière s’était quelque peu améliorée. Simon s’employait à plein-temps à la maintenance du Tabernacle du Jourdain, leur église locale, tandis que Diane travaillait en intérim dans les bureaux, occupation irrégulière qui la laissait souvent tourner en rond dans l’appartement ou s’éclipser à la bibliothèque locale lire des livres que Simon désapprouvait : romans contemporains, actualités. Le Tabernacle du Jourdain, disait-elle, était une église de « désengagement » : on encourageait les paroissiens à éteindre leur téléviseur et éviter les livres, journaux et autres éphémères culturels. Pour ne pas risquer d’arriver impurs à l’Extase.

Diane ne prônait jamais ces idées-là – elle n’a jamais fait de prosélytisme avec moi – mais agissait en conformité avec elles, évitait avec soin de les remettre en cause. J’en perdais parfois un peu patience. « Diane, lui ai-je demandé un soir, tu crois vraiment à ce truc ?

— Quel “truc”, Tyler ?

— Celui que tu veux. Ne pas avoir de livres à la maison. Considérer les Hypothétiques comme des agents de la parousie. Toute cette merde. » (J’avais dû boire une bière de trop.)

« Simon y croit.

— Je ne t’ai pas demandé si Simon y croyait.

— Il est plus dévot que moi. Je l’envie pour ça. Je sais de quoi ça doit avoir l’air. Jette ces livres à la poubelle, comme s’il était monstrueux, arrogant. Mais il ne l’est pas. Il s’agit d’un geste d’humilité, vraiment… un geste de soumission. Simon peut se donner à Dieu d’une manière qui m’est impossible.