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Rassuré par le lever du soleil, j’ai dormi jusqu’à midi. Je me suis ensuite habillé et j’ai gagné le salon. Toujours vêtue de sa robe de chambre matelassée, ma mère y regardait la télévision, le visage fermé. Lorsque je lui ai demandé si elle avait pris son petit déjeuner, elle m’a répondu par la négative. Je l’ai donc préparé pour deux.

Elle avait eu quarante-cinq ans à l’automne. Si on m’avait demandé de la décrire en un mot, j’aurais sans doute choisi « placide ». Elle se mettait rarement en colère et je ne l’avais vue pleurer qu’une fois : le soir où la police s’était présentée chez nous (nous habitions encore Sacramento) pour l’informer que mon père s’était tué sur la route près de Vacaville en revenant d’un déplacement professionnel. Elle prenait soin, je pense, de ne me montrer que cet aspect-là de sa personnalité. Il en existait pourtant d’autres. Sur une étagère du salon, on voyait ainsi une photographie prise des années avant ma naissance, le portrait d’une femme si soignée, si belle et fixant l’objectif d’un regard si dépourvu d’appréhension que ma mère m’avait beaucoup surpris en m’apprenant que cette femme était elle-même.

De toute évidence, ce qu’elle apprenait à la télévision ne lui plaisait pas. Une chaîne locale diffusait des informations en continu, répétant des histoires de radios à ondes courtes ou de radioamateurs et répercutant de vagues appels au calme lancés par le gouvernement fédéral. « Tyler, a-t-elle dit en m’enjoignant d’un geste à m’asseoir, ce n’est pas facile à expliquer. Il s’est passé quelque chose cette nuit…

— Je suis au courant, l’ai-je interrompue. J’en ai entendu parler avant d’aller me coucher.

— Tu savais ? Et tu ne m’as pas réveillée ?

— Je n’étais pas sûr que…»

Mais son irritation n’a pas duré. « Ça ne fait rien, Ty. Je ne pense pas avoir raté grand-chose en dormant. C’est drôle… J’ai l’impression d’être encore en train de dormir.

— C’est juste les étoiles, ai-je dit, bêtement.

— Les étoiles et la lune, a-t-elle rectifié. Tu n’as pas entendu, pour la lune ? Plus personne sur Terre ne voit ni les étoiles, ni la lune. »

La lune constituait un indice, bien entendu.

Je suis resté un peu avec maman, puis je l’ai laissée toujours collée à la télévision (« Rentre avant la nuit, cette fois », a-t-elle dit, et sans plaisanter) pour me rendre à la Grande Maison. J’ai frappé à la porte de derrière, celle qu’utilisaient la cuisinière et la bonne de jour, même si les Lawton évitaient avec soin de l’appeler « la porte de service ». C’était aussi par cette porte que, durant la semaine, ma mère entrait pour s’occuper de la maison.

Mme Lawton, la mère des jumeaux, m’a ouvert, fixé d’un air absent puis fait signe de monter au premier. Diane dormait toujours, la porte de sa chambre était fermée. Jason n’avait pas dormi et ne semblait pas en avoir l’intention. Je l’ai trouvé dans sa chambre en train d’écouter une radio à ondes courtes.

La chambre de Jason était une caverne d’Ali Baba remplie d’objets luxueux que je convoitais mais n’espérais plus posséder un jour : un ordinateur doté d’une connexion Internet ultrarapide, un téléviseur de seconde main deux fois plus grand que celui devant lequel j’avais laissé ma mère. Au cas où il n’ait pas entendu les nouvelles, je lui ai lancé : « La lune a disparu.

— Intéressant, hein ? » Jase s’est levé et étiré en passant la main dans ses cheveux ébouriffés. Il portait les mêmes vêtements que la veille, distraction qui ne lui ressemblait pas. Bien que génie authentique, Jason ne s’était jamais comporté comme tel en ma présence – je veux dire, il n’avait jamais eu le comportement des génies de cinéma : il ne louchait pas, ne bégayait pas, n’écrivait pas d’équations algébriques sur les murs. Ce jour-là, pourtant, il m’a semblé distrait au plus haut point. « La lune n’a pas disparu, bien entendu, comment le pourrait-elle ? D’après la radio, les marées mesurées sur la côte Atlantique sont normales. La lune est donc toujours là. Et si la lune est toujours là, les étoiles aussi.

— Alors pourquoi on ne les voit pas ? »

Il m’a jeté un regard d’ennui. « Comment veux-tu que je le sache ? Je dis juste qu’il s’agit au moins en partie d’un phénomène optique.

— Regarde par la fenêtre, Jase. Le soleil brille. Quel genre d’illusion d’optique laisse passer le soleil mais pas les étoiles ni la lune ?

— Là encore, comment veux-tu que je le sache ? Mais qu’est-ce que cela pourrait être d’autre, Tyler ? Quelqu’un a mis la lune et les étoiles dans un sac et s’est enfui avec ? »

Non, ai-je pensé. C’était la Terre qui était dans le sac, pour une raison que même Jason ne pouvait deviner.

« Mais tu as mis le doigt sur quelque chose, en parlant du soleil. Ce n’est pas une barrière mais un filtre optique. Intéressant…

— Et donc, qui a mis ce filtre en place ?

— Comment veux-tu que… ? » Il a secoué la tête d’un air irrité. « Tu conclus trop vite. Qui a dit que quelqu’un l’avait mis en place ? Il pourrait s’agir d’un phénomène naturel se produisant seulement tous les quelques milliards d’années, comme l’inversion des pôles magnétiques. Tu vas trop loin en supposant l’intervention d’un être intelligent.

— Mais c’est possible.

— Beaucoup de choses sont possibles. »

Il m’avait assez mis en boîte parce que je lisais de la science-fiction pour que je rechigne à prononcer le mot « extraterrestre ». Mais bien entendu, cela avait été ma première pensée. Et celle de beaucoup de gens. Jason lui-même devait admettre que l’hypothèse d’une intervention extraterrestre était devenue infiniment plus plausible au cours des dernières vingt-quatre heures.

« De toute manière, ai-je dit, il faut aussi se demander pour quelles raisons ils auraient agi comme ça.

— Il n’y a que deux raisons plausibles. Pour nous cacher quelque chose, ou pour nous cacher à quelque chose.

— Qu’est-ce que ton père en pense ?

— Je ne lui ai pas posé la question. Il est resté toute la journée au téléphone. Sans doute pour essayer de placer au plus vite un ordre de vente de ses actions GTE. » Il plaisantait, et je n’étais pas sûr de ce qu’il voulait dire par là, mais cela a aussi été pour moi la première allusion à ce que la perte de l’accès orbital pourrait signifier pour l’industrie aérospatiale en général et la famille Lawton en particulier. « Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, a reconnu Jason. Je craignais de rater quelque chose. Je suis jaloux de ma sœur, parfois. Réveille-moi quand quelqu’un aura compris ce qu’il se passe, tu vois ce que je veux dire. »

Je me suis hérissé face à ce qui m’a paru une insulte envers Diane. « Elle n’a pas dormi non plus, ai-je riposté.

— Ah oui, vraiment ? Et qu’est-ce que tu en sais, toi ? »

Piégé. « On s’est un peu parlé au téléphone…

— Elle t’a appelé ?

— Ouais, vers l’aube, par là.

— Mon Dieu, Tyler, mais tu rougis.

— Pas du tout.

— Si si. »

J’ai été sauvé par un coup soudain à la porte : E.D. Lawton, qui ne semblait pas avoir beaucoup dormi non plus.

Le père de Jason, homme grand et large d’épaules, exigeant et irritable, me paraissait toujours intimidant : les week-ends, il se déplaçait dans la maison comme un front orageux, tout en éclairs et en tonnerre. Ma mère m’avait dit un jour : « E.D. n’est pas le genre de personne dont on désire vraiment attirer l’attention. Je n’ai jamais compris pourquoi Carol l’avait épousé. »