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Je l’ai remercié tout en soulevant l’objection évidente : vu son manque de qualification médicale et les différences manifestes entre les physiologies martienne et terrestre… en supposant qu’il trouve une thérapie adaptée, fonctionnerait-elle sur Jason ?

« Nous ne sommes pas si différents que vous pourriez le croire. L’une des premières réactions de votre peuple a été de séquencer mon génome. Qui ne présente aucune différence avec le vôtre.

— Je ne voulais pas vous offenser.

— Je ne le suis pas. Cent mille ans, c’est une longue séparation, assez longue pour ce que les biologistes appellent une spéciation. Mais il se trouve que votre peuple et le mien sont interfertiles à cent pour cent. Les différences manifestes entre nous ne sont que des adaptations superficielles à un environnement plus froid et plus sec. »

Il parlait avec une autorité peu conforme à sa taille et d’une voix plus aiguë que la moyenne des adultes, sans toutefois rien de juvénile : mélodieuse, presque féminine, mais toujours pondérée.

« Quand bien même, ai-je objecté, il peut y avoir des problèmes légaux, si on envisage une thérapie dont la mise sur le marché n’a pas été autorisée.

— Je ne doute pas que Jason serait disposé à attendre l’approbation officielle. Mais sa maladie pourrait se montrer moins patiente. » Wun a alors levé la main pour prévenir toute autre objection. « Laissez-moi lire ce que vous m’avez apporté, nous en rediscuterons ensuite. »

Déchargé des affaires immédiates, il m’a alors demandé de rester bavarder avec lui. Cela m’a flatté. Malgré son étrangeté, il y avait en lui quelque chose de réconfortant, une tranquillité contagieuse. Il s’est rencogné dans son fauteuil en osier trop grand, les pieds ballants, et m’a écouté avec une fascination apparente résumer ma vie à grands traits. Il m’a posé deux questions sur Diane (« Jason ne parle pas beaucoup de sa famille ») et s’est davantage intéressé à mes études médicales (le concept de la dissection de cadavres lui était étranger et il a tressailli lorsque je le lui ai décrit… comme la plupart des gens).

Lorsque je l’ai à mon tour interrogé sur sa vie, il a plongé la main dans la petite sacoche grise qui ne le quittait pas pour en extraire une série d’images imprimées, des photographies apportées sous forme de fichiers numériques. Quatre photos de Mars.

« Seulement quatre ? »

Il a haussé les épaules. « Quel nombre serait assez grand pour se substituer aux souvenirs ? Bien entendu, les archives officielles contiennent bien plus d’images. Celles-ci sont à moi. Personnelles. Vous voulez les voir ?

— Bien entendu. »

Il me les a passées.

Photo n°1 : Une maison. Un habitat humain, de toute évidence, malgré l’étrange architecture techno/rétro, bas et rond, comme un modèle en porcelaine d’une hutte en terre. Le ciel en arrière-plan était d’un turquoise brillant, ou du moins représenté de cette couleur par l’imprimante. L’horizon bizarrement proche mais géométriquement plat se divisait en rectangles de plus en plus distants de culture verte que je n’ai pu identifier, mais qui m’a paru trop charnue pour du blé ou du maïs et trop haute pour de la salade ou du chou. Deux Martiens adultes occupaient le premier plan, un homme et une femme aux expressions comiquement solennelles. Martian Gothic. Il n’y manquait qu’une fourche et la signature de Grant Wood[7].

« Ma mère et mon père », a simplement dit Wun.

Photo n°2 : « Moi enfant. »

Celle-ci m’a paru surprenante. Les prodigieuses rides de la peau martienne, m’a expliqué Wun, se développaient à la puberté. Âgé d’environ sept ans terrestres, Wun avait le visage lisse et souriant. Il ressemblait à n’importe quel petit Terrien, encore qu’on ne pouvait situer son appartenance ethnique, avec ses cheveux blonds, sa peau café, son nez étroit et ses lèvres généreuses. Il se tenait debout dans ce qui, à première vue, ressemblait à un parc à thème excentrique mais était en réalité, m’a dit Wun, une ville martienne. Un marché. Avec des étals de nourriture et des boutiques, les bâtiments du même matériau genre porcelaine que la ferme, en couleurs primaires tape-à-l’œil. Derrière lui, la rue était bondée de piétons et de machines légères. On ne voyait qu’une partie du ciel derrière les bâtiments les plus élevés, et même là, une espèce de véhicule passait, le flou de ses pales tourbillonnantes formant un pâle ovale.

« Vous avez l’air heureux, ai-je dit.

— La ville s’appelle Voy Voyud. Ce jour-là, nous étions venus de notre campagne y faire des courses.

Comme c’était le printemps, mes parents m’ont laissé acheter des murkuds. Des espèces de petites grenouilles, comme animaux domestiques. Dans le sac que je tiens… Vous voyez ? »

Wun serrait un sac en tissu blanc mystérieusement bosselé. À cause des murkuds.

« Ils ne vivent que quelques semaines, a-t-il ajouté. Mais ils pondent des œufs délicieux. »

Photo n°3 : Une vue panoramique prise depuis une hauteur, avec au premier plan, une autre maison martienne, une femme en kaftan multicolore (son épouse, m’a-t-il précisé) et deux jolies fillettes (ses filles) à la peau lisse et vêtues de robes orange en forme de sac. Derrière la maison s’étendait tout un paysage semi-rural. Des champs marécageux verts se chauffaient sous un autre ciel turquoise. Le domaine agricole était divisé par plusieurs chaussées surélevées qu’empruntaient quelques véhicules en forme de caisse à savon, et des machines agricoles, gracieuses moissonneuses noires, évoluaient dans les champs. Les routes convergeaient vers une ville à l’horizon, celle, m’a dit Wun, dans laquelle il avait acheté des murkuds dans son enfance, Voy Voyud, capitale de la province de Kirioloj, ses tours en inextricables terrasses s’élevant haut dans la faible gravité.

« On voit sur cette photo la plus grande partie du delta du Kirioloj. » Le fleuve était un ruban bleu se jetant au loin dans un lac de la couleur du ciel. On avait bâti la ville de Voy Voyud en hauteur, sur le rebord érodé d’un ancien cratère d’impact, m’a raconté Wun, même si cela ressemblait pour moi à une banale chaîne de collines. Les points noirs sur le lac devaient représenter des bateaux ou des péniches.

« Quel endroit magnifique, ai-je dit.

— Oui.

— Votre famille est magnifique aussi.

— Oui. » Son regard a croisé le mien. « Elle est morte.

— Ah… Désolé.

— Ma famille a péri dans une énorme inondation il y a quelques années. La dernière photo, vous voyez ? Prise au même endroit, mais après le désastre. »

Une étrange tempête avait provoqué une pluviosité record sur les pentes des Montagnes Solitaires à la fin d’une longue saison sèche. La pluie s’était pour l’essentiel retrouvée dans les affluents à sec du Kirioloj. Mars terraformée restait à certains égards un monde encore jeune avec des cycles hydrologiques restant à établir, et ses paysages évoluaient rapidement au fur et à mesure que l’antique poussière et la régolithe se voyaient réaménagées par la circulation de l’eau. Cette pluie soudaine et massive a généré une boue rouge oxyde qui a dévalé en grondant le Kirioloj jusqu’à débouler comme un train de marchandises liquide dans le delta agricole.

Photo n°4 : après. Il ne restait de la maison de Wun que les fondations et un mur, dressés comme des tessons de poterie au milieu d’une chaotique plaine de boue, de gravats et de rochers. La ville au loin sur la colline n’avait pas souffert, mais les fertiles terres arables étaient inondées. Sans le reflet d’eau brune à l’emplacement du lac, on aurait presque dit Mars retournée à sa condition virginale : une régolithe sans vie. Plusieurs appareils aériens, en surplace dans le ciel, cherchaient sans doute des survivants.

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7

Grant Wood a souvent peint le Middle West rural et sa toile la plus célèbre, American Gothic, représente un couple de fermiers hiératiques, l’homme tenant une fourche, devant une demeure de style gothique.