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Mais cela ne me regardait pas, et de toute évidence, le voyage enthousiasmait Eng, qui contrôlait difficilement sa voix lorsqu’il en parlait. J’ai savouré son expression ouverte et impatiente. Eng appartenait à une génération capable d’envisager l’avenir avec plus d’espoir que de crainte. Dans ma propre génération d’excentriques, personne n’avait jamais souri ainsi à l’avenir. C’était un regard bon, profondément humain, qui me rendait à la fois heureux et triste.

La veille du jour prévu pour le départ, Ina est revenue avec le dîner et un plan.

« Le beau-frère du fils de mon cousin est ambulancier dans un hôpital de Batusangkar, m’a-t-elle affirmé. Il peut emprunter une ambulance pour vous conduire à Padang. On aura au moins deux voitures devant nous, avec des téléphones portables, ce qui devrait nous permettre d’être avertis des barrages routiers.

— Je n’ai pas besoin d’ambulance, ai-je répliqué.

— Elle servira de déguisement. Vous caché à l’arrière, moi dans mon accoutrement de médecin et un villageois – Eng supplie qu’on le choisisse – dans le rôle du malade. Vous comprenez ? Si la police regarde à l’arrière de l’ambulance, elle n’y verra qu’un médecin, moi-même, s’occupant d’un enfant malade. Et quand je dirai “SDCV”, elle aura moins envie de pousser son inspection. Voilà comment on leur fera passer sous le nez un docteur américain ridiculement grand.

— Vous pensez que cela marchera ?

— Je pense qu’il y a de très bonnes chances, oui.

— Mais si on vous capture avec moi…

— Si mauvaise que soit la situation, la police ne peut m’arrêter si je n’ai pas commis de crime. Transporter un Occidental n’en est pas un.

— Mais peut-être que transporter un criminel…

— Êtes-vous un criminel, Pak Tyler ?

— Tout dépend de la manière dont on interprète certaines lois du Congrès.

— Je choisis de ne pas les interpréter du tout. Ne vous inquiétez pas. Vous ai-je dit qu’on avait retardé le voyage d’un jour ?

— Pour quelle raison ?

— Un mariage. Bien entendu, les mariages ne sont plus ce qu’ils étaient. L’adat mariage s’est terriblement érodé depuis le Spin. Comme tout le reste, depuis que l’argent, les routes et les fast-foods sont arrivés dans les hauteurs. Je ne pense pas que l’argent soit mauvais, mais il peut se révéler terriblement corrosif. Les jeunes sont pressés, de nos jours. Enfin, nous n’avons tout de même pas de mariages en dix minutes comme à Las Vegas… Cela existe toujours, dans votre pays ? »

J’ai reconnu que oui.

« Eh bien, nous finirons bien par y arriver aussi. Minang hilang, tinggal kerbau. Au moins, il y aura toujours un palaminan, beaucoup de riz gluant et de la musique saluang. Êtes-vous assez remis pour y assister ? Au moins pour la musique ?

— J’en serais honoré.

— Donc, demain soir nous chantons, et le lendemain matin, nous défions le Congrès américain. Le mariage joue aussi en notre faveur. Beaucoup de déplacements et de véhicules sur la route : notre petit groupe rantau se dirigeant vers Teluk Bayur n’aura pas l’air suspect. »

J’ai dormi tard et me suis réveillé en me sentant mieux que je ne m’étais senti depuis longtemps : plus fort, plus subtilement vigilant. La brise matinale, chaude et riche d’arômes de cuisine, les plaintes des coqs, les coups de marteau venant du centre du village, où on érigeait une estrade en plein air. J’ai passé la journée à la fenêtre, à lire ou observer la procession publique des jeunes mariés vers la maison de l’époux. Le village d’Ina était assez petit pour que le mariage le paralyse. Même les warungs locaux avaient fermé pour la journée, mais on avait toutefois laissé du personnel dans les franchises fréquentées par les touristes sur la route principale. En fin d’après-midi, l’odeur de poulet au curry et de lait de noix de coco emplissait l’atmosphère, et Eng est passé en coup de vent m’apporter un repas.

Ibu Ina, en robe brodée et fichu de soie, est apparue à ma porte peu après la tombée de la nuit. « C’est fini, le mariage en lui-même, je veux dire. Il ne reste plus que les chants et les danses. Vous voulez toujours venir, Tyler ? »

J’ai revêtu mes meilleurs habits, un pantalon de coton blanc et une chemise blanche. Cela me rendait nerveux de me montrer en public, mais Ina m’a assuré qu’il n’y avait pas d’inconnus parmi les invités et que j’y serais le bienvenu.

Malgré tout, je me sentais affreusement voyant tandis qu’Ina et moi descendions la rue en direction de l’estrade et de la musique, moins à cause de ma grande taille que de ma trop longue réclusion. Quitter la maison revenait à sortir de l’eau : je me retrouvais soudain sans rien de substantiel autour de moi. Ina m’a changé les idées en me parlant du jeune couple. Le marié, apprenti pharmacien à Belubus, était un de ses jeunes cousins. (Ina appelait « cousin » tout membre de sa famille autre que ses frères, sœurs, oncles et tantes : le système de parenté minang se servait de mots précis dépourvus d’équivalents simples en anglais.) La mariée vivait dans la région où elle jouissait d’une réputation pas tout à fait honorable. Tous deux partiraient rantau après le mariage. Le nouveau monde les attirait.

La musique a commencé au crépuscule et ne se tairait, selon Ina, qu’au matin. D’énormes haut-parleurs montés sur poteaux la diffusaient dans tout le village, mais elle provenait de l’estrade surélevée et du groupe qui s’y tenait assis sur des nattes de roseau, deux chanteuses accompagnées à l’instrument par deux hommes. Les chansons, a expliqué Ina, parlaient d’amour, de mariage, de déception, de destin, de sexe. Beaucoup de sexe, en métaphores qui auraient plu à Chaucer. Nous avons pris place sur un banc à la périphérie de la fête. Je me suis attiré plusieurs regards appuyés parmi la foule, dont une partie au moins avait dû entendre parler de la clinique brûlée et du fugitif américain, mais Ina prenait soin que je ne devienne pas une distraction. Elle me gardait pour elle, même si elle souriait avec indulgence aux jeunes assiégeant l’estrade. « J’ai passé l’âge de me plaindre. Mon champ n’a plus besoin qu’on le laboure, comme dit la chanson. Toute cette agitation. Mon Dieu. »

Les jeunes mariés en parures brodées occupaient des faux trônes près de la plate-forme. J’ai pensé que le mari, avec sa fine moustache, avait l’air louche, mais non, a insisté Ina, c’était la fille, si innocente dans son costume de brocart bleu et blanc, qu’il fallait garder à l’œil. Nous avons bu du lait de coco. Nous avons souri. Aux abords de minuit, nombre des femmes du village se sont éclipsées, nous laissant avec une foule d’hommes, les jeunes riant autour de l’estrade, les plus âgés jouant avec beaucoup de sérieux aux cartes sur une table, le visage aussi inexpressif que du vieux cuir.

J’avais montré à Ina les pages dans lesquelles j’avais relaté ma première rencontre avec Wun Ngo Wen. « Mais votre récit ne peut être totalement exact, a-t-elle dit durant une accalmie de la musique. Vous sembliez bien trop calme.

— Je ne l’étais pas du tout. J’essayais juste de ne pas me rendre ridicule.

— Après tout, on vous présentait à un homme de Mars…» Elle a levé les yeux vers le ciel, vers les étoiles post-Spin dans leurs fragiles et éparses constellations peu visibles dans la lumière du mariage. « À quoi vous attendiez-vous donc ?

— À quelqu’un de moins humain, j’imagine.

— Ah, mais il est très humain.

— Oui. »

Wun Ngo Wen était devenu une espèce d’idole très respectée dans l’Inde rurale, l’Indonésie et l’Asie du Sud-Est. À Padang, m’a appris Ina, on voyait parfois son portrait dans les maisons, entouré d’un cadre doré comme l’aquarelle d’un saint ou d’un mullah célèbre. « Il y avait, a-t-elle ajouté, quelque chose d’extraordinairement attirant dans son comportement. Une manière de parler familière, même si pour nous, cela passait toujours par un interprète. Et lorsque nous avons vu les photographies de sa planète… tous ces champs cultivés… cela avait tellement l’air plus rural qu’urbain. Plus oriental qu’occidental. La Terre recevait la visite d’un ambassadeur d’un autre monde, et cet ambassadeur était l’un des nôtres ! Du moins en apparence. On aimait bien aussi sa manière de fustiger les Américains.