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— Wun n’a jamais voulu réprimander qui que ce soit.

— La légende dépasse sans doute la réalité. N’aviez-vous pas des milliers de questions à lui poser, le jour où on vous a présenté à lui ?

— Bien entendu. Mais je me suis dit que depuis son arrivée, il avait déjà dû répondre aux questions les plus évidentes. Et qu’il pouvait en avoir marre.

— Il n’avait pas envie de parler de chez lui ?

— Si, si. Il adorait cela. C’est juste qu’il n’aimait pas qu’on l’interroge.

— Je suis moins bien élevée que vous. Je l’aurais sûrement submergé de questions. Supposez, Tyler, que vous ayez pu lui poser n’importe quelle question, ce premier jour… que lui auriez-vous demandé ? »

Je n’ai eu aucune difficulté à lui répondre : je savais précisément quelle question j’avais gardée pour moi lors de ma première rencontre avec Wun Ngo Wen. « Je l’aurais interrogé sur le Spin. Sur les Hypothétiques. Je lui aurais demandé si son peuple avait appris quoi que ce soit que nous ne sachions pas déjà.

— Avez-vous à un moment ou à un autre abordé ce sujet-là avec lui ?

— Oui.

— Et avait-il des choses à dire ?

— Des tas. »

J’ai jeté un coup d’œil sur l’estrade. Un nouveau groupe de saluang était arrivé. Le sourire aux lèvres, l’un de ses membres jouait du rabab, un instrument à cordes, dont il martelait le ventre avec son archet. Une autre chanson de mariage lubrique.

« J’ai bien peur de vous avoir interrogé, a dit Ina.

— Désolé. Je suis encore un peu fatigué.

— Alors vous devriez rentrer dormir. Ordre de votre médecin. Avec un peu de chance, vous verrez Ibu Diane demain. »

Elle s’est éloignée avec moi des bruyantes festivités. La musique a continué jusqu’aux environs de cinq heures du matin. Cela ne m’a pas empêché de dormir à poings fermés.

Nijon, l’ambulancier, était un homme taciturne et très mince qui portait une tenue blanche à l’insigne du Croissant-Rouge. Il m’a serré la main avec des égards exagérés, me parlant sans quitter Ibu Ina de ses grands yeux. Je lui ai demandé si ce voyage à Padang le rendait nerveux. Ina m’a traduit sa réponse : « Il dit avoir fait des choses plus dangereuses pour des raisons moins convaincantes. Il dit être heureux de rencontrer un ami de Wun Ngo Wen. Il ajoute que nous devrions prendre la route le plus tôt possible. »

Nous sommes donc montés à l’arrière de l’ambulance, où on entreposait en général l’équipement dans un casier métallique servant aussi de banquette le long de la paroi. Nijon l’avait vidé, ce qui nous a permis d’établir que je pouvais m’y fourrer en repliant mes jambes au niveau de la hanche et du genou tout en rentrant la tête dans les épaules. Le casier, qui sentait l’antiseptique et le latex, m’a semblé aussi confortable qu’une caisse à savon, mais c’est là que je me cacherais, en cas de contrôle, Ina s’asseyant alors sur la banquette dans sa blouse de médecin et Eng, allongé sur un brancard, s’efforçant de son mieux de sembler infecté par le SDCV. Dans l’air chaud du matin, ce plan semblait assez ridicule.

Nijon avait calé le couvercle du casier afin de laisser l’air y pénétrer, aussi n’étoufferais-je sans doute pas, mais la perspective de rester enfermé dans ce qui se résumait en substance à une boîte de métal chaude et sombre ne m’enchantait guère. Par chance, une fois établi que j’y rentrais, ce n’était pas nécessaire, du moins pour le moment. La police, m’a dit Ina, ne se montrait que sur la nouvelle grande route entre Bukik Tinggi et Padang, et comme nous voyagions plus ou moins en convoi avec les autres villageois, nous devrions être avertis bien à l’avance de la présence d’un barrage de police. Je me suis donc assis près d’Ina qui installait une perfusion saline (fausse : scellée et sans aiguille) dans la saignée du coude d’Eng. Enthousiasmé par son rôle, le garçon a entrepris de répéter sa toux, une expectoration sèche venue du fond des poumons qui a fait tout aussi théâtralement froncer les sourcils à Ina : « Tu as volé les cigarettes au clou de girofle de ton frère ? »

Eng a rougi et prétendu n’avoir agi que par souci de réalisme.

« Ah oui ? Eh bien, prends bien soin que ce souci de réalisme ne te conduise pas trop vite au cimetière. »

Nijon a claqué les portières arrière, s’est installé au volant et a démarré. Ainsi a commencé notre voyage cahoteux jusqu’à Padang. Ina a dit à Eng de fermer les yeux. « Fais semblant de dormir. Utilise tes talents d’acteur. » Il n’a pas fallu longtemps pour que la respiration du garçon se transforme en petit ronflement.

« Il n’a pas dormi de la nuit, à cause de la musique, m’a expliqué Ina.

— Je suis stupéfait qu’il puisse tout de même dormir maintenant.

— Un des avantages de l’enfance. Ou du Premier Âge, comme l’appellent les Martiens… si je ne me trompe pas. »

J’ai hoché la tête.

« Ils en ont quatre, si j’ai bien compris ? Là où nous en avons trois ? »

Oui, comme Ina ne pouvait manquer de le savoir. De toutes les coutumes des Cinq Républiques de Wun Ngo Wen, c’était celle que le public terrien avait trouvée la plus fascinante.

Les cultures humaines reconnaissent en général deux ou trois étapes dans la vie : l’enfance et l’âge adulte, ou l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte. Certaines réservent un statut spécial à la vieillesse. Mais la coutume martienne était unique et se basait sur leur maîtrise séculaire de la biochimie et de la génétique. Les Martiens divisaient la vie humaine en quatre épisodes marqués par des événements à médiation biochimique. L’enfance allait de la naissance à la puberté. L’adolescence allait de la puberté à la fin de la croissance physique et au début de l’équilibre métabolique. De cet équilibre au déclin, à la mort ou au changement radical, c’était l’âge adulte.

Et après cet âge venait le facultatif : le Quatrième.

Des siècles plus tôt, les biochimistes martiens avaient conçu un moyen de prolonger la vie en moyenne de soixante à soixante-dix ans. Mais cette découverte avait ses inconvénients. Mars était un écosystème fortement contraint, régi par la pénurie d’eau et d’azote. Les terres cultivées qui semblaient si familières à Ibu Ina provenaient d’opérations de génie biologique subtiles et sophistiquées. La reproduction humaine, régulée depuis des siècles, variait en fonction des estimations de viabilité. Ajouter soixante-dix ans à la durée de vie moyenne revenait à provoquer une crise démographique.

Le traitement de longévité n’avait de surcroît rien de simple ni d’agréable. Il consistait en une reconstruction cellulaire complète. On injectait dans l’organisme un mélange d’entités virales et bactériennes conçues par des méthodes très complexes. Des virus taillés sur mesure effectuaient une espèce de mise à jour systémique, réparant ou révisant les séquences ADN, restaurant les télomères, réinitialisant l’horloge génétique, tandis que des phages bactériens cultivés en laboratoire se débarrassaient des métaux toxiques et dépôts divers tout en réparant les dommages physiques manifestes.