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Le système immunitaire s’y opposait. Le traitement, au mieux, équivalait à six semaines de grippe débilitante : fièvre, douleurs articulaires et musculaires, faiblesse. Certains organes étaient pris d’une espèce de frénésie reproductive. Les cellules de la peau mouraient et se voyaient remplacées à toute vitesse, le tissu nerveux se régénérait rapidement de lui-même.

C’était un processus épuisant, douloureux et aux effets secondaires potentiels gênants. La plupart des sujets déclaraient avoir perdu au moins une partie de leur mémoire à long terme. On déplorait quelques cas de démence temporaire et d’amnésie incurable. Le cerveau, restauré et recâblé, devenait un organe subtilement différent. Et son propriétaire un être humain subtilement différent.

« Ils ont conquis la mort.

— Pas tout à fait.

— On pourrait penser qu’avec toute leur sagesse, a dit Ina, ils auraient pu rendre l’expérience moins désagréable. »

Ils auraient certainement pu soulager l’inconfort superficiel du passage au Quatrième Âge. Mais ils avaient choisi de s’en abstenir. La culture martienne avait intégré dans ses mœurs le Quatrième Âge et sa douleur : cette dernière était une des conditions limitatives, un inconfort tutélaire. Tout le monde ne choisissait pas de devenir un Quatrième Âge. Non seulement la transition était difficile, mais on avait inclus des pénalités sociales rigides dans les lois de longévité. Tout citoyen martien avait le droit de subir le traitement sans frais et sans préjudice. Mais on avait interdit aux Quatrièmes Âges de se reproduire : la reproduction était un privilège réservé aux adultes. (Depuis deux siècles, on intégrait dans le mélange de longévité des substances qui provoquaient une stérilisation définitive, quel que soit le sexe.) On ne les autorisait pas non plus à voter aux élections du conseil : personne ne voulait d’une planète gouvernée à leur seul profit par de vénérables anciens. Mais chacune des Cinq Républiques disposait d’une espèce de corps chargé d’examiner les décisions de justice, l’équivalent de la Cour suprême aux États-Unis, élu uniquement par les Quatrièmes Âges. Ceux-ci étaient à la fois plus et moins que les adultes, de même que les adultes étaient à la fois plus et moins que les enfants. Plus puissants, moins espiègles ; plus et moins libres.

Mais je n’ai pas pu déchiffrer, que ce soit pour Ina ou pour moi-même, tous les codes et totems dans lesquels les Martiens avaient incorporé leur technologie médicale. Des anthropologistes s’y étaient essayés des années durant, en se basant sur les documents d’archives de Wun Ngo Wen. Jusqu’à l’interdiction de toute recherche de ce genre.

« Et nous disposons maintenant de la même technologie, a dit Ina.

— Certains d’entre nous en disposent. J’espère qu’elle finira par être à la disposition de tous.

— Je me demande si nous en userons avec sagesse.

— Ce n’est pas impossible. Les Martiens l’ont fait, et ils sont aussi humains que nous.

— Je sais. Je ne doute pas que ce soit possible. Mais qu’en pensez-vous, Tyler… nous en servirons-nous avec sagesse ? »

J’ai regardé Eng. Il dormait toujours. Peut-être rêvait-il : ses yeux s’agitaient sous ses paupières comme des poissons dans l’eau. Ses narines frémissaient quand il respirait et le mouvement de l’ambulance le ballottait d’un côté ou de l’autre.

« Pas sur cette planète », ai-je répondu.

Quinze kilomètres après Bukik Tinggi, Nijon a donné un grand coup sur la paroi nous séparant du siège conducteur. C’était le signal convenu pour un barrage routier. L’ambulance a ralenti. Ina s’est levée précipitamment en s’armant de courage. Elle a plaqué un masque à oxygène jaune néon sur le visage d’Eng – réveillé, le garçon semblait reconsidérer les mérites de l’aventure – et s’est couvert la bouche d’un masque en papier. « Dépêchez-vous », m’a-t-elle chuchoté.

Je me suis donc contorsionné pour m’insérer dans le casier à équipement. Le couvercle s’est rabattu sur les cales qui permettaient le passage d’un filet d’air, insérant quelques millimètres entre l’asphyxie et moi.

L’ambulance s’est immobilisée avant que je sois prêt et ma tête a durement cogné l’extrémité étroite du casier.

« Du calme, maintenant », a dit Ina… à Eng ou à moi, je ne sais pas trop.

J’ai attendu dans l’obscurité.

Les minutes se sont écoulées. J’entendais le murmure distant d’une conversation, impossible à suivre même si j’en avais compris la langue. Deux voix. Nijon et un inconnu. Une voix grêle, gémissante, dure. Une voix de policier.

Ils ont conquis la mort, avait dit Ina.

Non, ai-je pensé.

Le casier se réchauffait vite. La sueur m’inondait le visage, trempait ma chemise, me piquait les yeux. J’entendais le bruit de ma respiration. Le monde entier me semblait l’entendre.

Nijon a répondu au policier par des murmures révérencieux. Ledit policier a aboyé de nouvelles questions.

« Allons, ne bouge pas, arrête de bouger », a murmuré Ina d’un ton pressant. Par nervosité, Eng faisait rebondir ses pieds sur le fin matelas du brancard. Avec trop d’énergie pour un malade du SDCV. J’ai vu quatre ombres à phalanges sur les quelques millimètres de lumière au-dessus de ma tête : l’extrémité des doigts écartés d’Ina.

On ouvrait maintenant les portes arrière de l’ambulance et j’ai senti les gaz d’échappement du moteur diesel ainsi que la fétide végétation de midi. En hissant la tête – doucement, tout doucement –, j’ai vu une petite bande de lumière extérieure et deux ombres, peut-être Nijon et un policier, peut-être juste des arbres et des nuages.

Le policier a posé une question à Ina d’une voix gutturale et monotone, ennuyée et menaçante. Cela m’a mis en colère. J’ai pensé à Ina et à Eng, se recroquevillant ou faisant semblant de se recroqueviller face à cet homme en armes et à ce qu’il représentait. Pour moi. Ibu Ina a répondu dans sa langue natale d’un ton grave mais dépourvu de toute provocation. SDCV, bla-bla-bla SDCV. Elle se servait de son autorité médicale, testant la sensibilité du policier, équilibrant peur contre peur.

L’agent a répliqué d’un ton brusque, exigeant de fouiller l’ambulance ou de voir les papiers d’Ibu Ina. Cette dernière a dit quelque chose de plus énergique ou de plus désespéré. À prononcé de nouveau le mot SDCV.

Je voulais me protéger, mais je voulais surtout protéger Ina et Eng. J’allais me rendre avant qu’il ne leur arrive du mal. Me rendre ou me battre. Me battre ou fuir. Abandonner, si nécessaire, toutes les années que les médicaments martiens avaient rendues à mon corps. Peut-être était-ce le courage des Quatrièmes Âges, ce courage spécial mentionné par Wun Ngo Wen.

Ils ont conquis la mort. Mais non : en tant qu’espèce, terrestre, martienne, durant toutes nos années sur les deux planètes, nous avions seulement conçu des sursis. Rien n’était certain.

Des bruits de pas, de pieds sur du métal. Le policier entreprenait de monter dans l’ambulance. Je l’ai su à bord en sentant le véhicule tanguer sur ses amortisseurs, roulant comme un navire dans une petite houle. Je me suis appuyé sur le couvercle du casier. Ina s’est levée en piaillant des refus.

J’ai inspiré et me suis apprêté à bondir.

Mais il y a eu à ce moment-là du bruit sur la route. Un autre véhicule est passé en vrombissant. D’après le gémissement dopplerisé de son moteur surmené, il roulait très vite… à une vitesse évidente, scandaleuse, qui disait merde à la loi.