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Ce n’était pas tout à fait l’entrepreneur typique ayant réussi par ses propres moyens – son grand-père, fondateur à la retraite d’un cabinet juridique de San Francisco ayant connu un succès spectaculaire, avait financé la plupart des premiers projets d’E.D. – mais il s’était construit une société rentable dans l’instrumentation de haute altitude et la technologie du plus léger que l’air, et il l’avait fait à la dure, sans relations dans l’industrie, du moins au début.

La mine renfrognée, il est entré dans la chambre de Jason et son regard est passé sur moi. « Désolé, Tyler, mais il va falloir rentrer chez toi. J’ai besoin de discuter de certaines choses avec Jason. »

Jase n’a pas soulevé la moindre objection et je n’avais pas particulièrement envie de rester. J’ai donc enfilé ma veste et suis sorti par la porte de derrière. J’ai passé le reste de l’après-midi près du ruisseau, à faire des ricochets et à regarder les écureuils emmagasiner des vivres pour l’hiver.

Le soleil, la lune et les étoiles.

Dans les années qui ont suivi, des enfants ont grandi sans avoir jamais vu la lune de leurs yeux ; des personnes d’à peine cinq ou six ans de moins que moi sont devenues adultes en ne connaissant guère les étoiles que par les vieux films et une poignée de clichés de moins en moins appropriés. Un jour, j’avais la trentaine, j’ai fait écouter à une femme plus jeune que moi une chanson du vingtième siècle, Corcovado d’Antonio Carlos Jobim : Douce nuit aux étoiles silencieuses. Elle m’a demandé, une surprise sincère dans ses yeux écarquillés : « Les étoiles faisaient du bruit ? »

Nous avions toutefois perdu quelque chose de plus subtil que quelques lumières dans le ciel. Nous avions perdu l’impression de connaître avec certitude notre place dans l’univers. La Terre est ronde, la lune tourne autour, la Terre elle-même orbite autour du Soleil : les gens n’en savaient en général pas davantage sur le plan cosmologique (ils n’en avaient d’ailleurs pas besoin), et je doute que plus d’une personne sur cent y repensait après le lycée. Mais cela les a déconcertés qu’on les en ait privés.

Nous n’avons eu d’annonce officielle sur le soleil qu’à la deuxième semaine de l’Événement d’Octobre.

Le soleil semblait se conformer au même mouvement prévisible et éternel. Il se levait et se couchait conformément à l’éphéméride standard, les jours raccourcissaient dans leur précession naturelle ; rien ne suggérait la moindre urgence à son sujet. Sur Terre, beaucoup de choses dépendent de la nature et de la quantité du rayonnement solaire atteignant la surface, y compris la vie elle-même, et presque rien n’avait changé à ce niveau-là. Tout ce que nous voyions du soleil à l’œil nu laissait penser que nous regardions toujours la même éblouissante étoile de type G.

Il lui manquait pourtant les taches, les éruptions, les protubérances.

Le soleil est un objet violent et turbulent. Il bouillonne, il bout, il résonne comme une cloche d’immenses énergies ; il baigne le système solaire d’un flot de particules chargées qui nous tueraient sans la protection du champ magnétique terrestre. Mais depuis l’Événement d’Octobre, nous ont annoncé les astronomes, nous avions pour astre une sphère géométriquement parfaite, dépourvue de toute tache et d’un éclat imperturbablement uniforme. Du nord du globe nous est de surcroît arrivée la nouvelle que les aurores boréales, produits de l’interaction de notre champ magnétique avec toutes ces particules solaires chargées, avaient cessé leur spectacle comme une mauvaise pièce de théâtre.

On dénotait aussi d’autres absences dans notre nouveau ciel nocturne : celle des étoiles filantes. Plus de trente-cinq millions de tonnes de poussière spatiale, dont la très grande majorité se voyait réduite en cendres par le frottement atmosphérique, tombaient chaque année sur Terre. Il n’en tombait plus du tout : on n’a détecté aucune entrée de météorite dans l’atmosphère durant les premières semaines de l’Événement d’Octobre, pas même les microscopiques appelées particules de Brownlee. C’était, en termes astrophysiques, un silence assourdissant.

Jason lui-même ne pouvait expliquer cela.

Le soleil qui n’était donc pas le soleil continuait toutefois de briller, contrefait ou non, et au fur et à mesure que passaient et défilaient les jours, la perplexité croissait tandis que le sentiment d’urgence s’érodait. (L’eau ne bouillait pas, elle était juste chaude.)

Mais quel inépuisable sujet de conversation toute cette histoire fournissait. Le mystère céleste, mais aussi ses conséquences immédiates : l’absence soudaine de télécommunications, les guerres étrangères qu’on ne pouvait plus ni suivre ni raconter par satellite, les bombes intelligentes à guidage GPS devenues irrémédiablement stupides, la ruée vers l’or de la fibre optique. Washington publiait des déclarations avec une régularité déprimante : Rien à ce jour ne laisse augurer la moindre intention hostile de la part d’une nation ou d’une organisation puis Les meilleurs esprits de notre génération travaillent à comprendre, expliquer et enfin inverser les effets potentiellement négatifs de ce voile qui nous empêche de voir l’univers. Apaisante salade de mots produite par une administration qui espérait encore identifier un ennemi, terrien ou non, capable d’un tel acte. L’ennemi persistait toutefois à rester indéfinissable. On a commencé à parler d’une « hypothétique intelligence gouvernante ». Incapables de voir au-delà des murs de notre prison, nous en étions réduits à cartographier ses limites et ses recoins.

Après l’Événement, Jason s’est retiré dans sa chambre pendant près d’un mois. Durant cette période, je ne lui ai jamais parlé directement, et ne l’ai qu’entraperçu lorsque le minibus de l’Institut Rice venait chercher les jumeaux. Mais Diane m’appelait presque tous les soirs sur mon portable, en général vers dix ou onze heures, lorsqu’elle et moi pouvions disposer d’un peu d’intimité. Et je chérissais ses appels, pour des raisons que je n’étais pas tout à fait prêt à reconnaître.

« Jason est d’une humeur massacrante, m’a-t-elle confié un soir. D’après lui, si on n’est pas sûrs que le soleil soit le soleil, alors il n’y a rien qu’on puisse prétendre savoir.

— Il a peut-être raison.

— Mais pour lui, cela confine à la religion. Il a toujours adoré les cartes… tu le savais, Tyler ? Tout petit déjà, il savait se servir d’une carte. Il aimait savoir où il se trouvait. Cela donne du sens aux choses, qu’il disait. Mon Dieu, j’adorais l’entendre parler de cartes. Je pense que c’est pour cela qu’il flippe tellement, maintenant, plus encore que la plupart des gens. Rien n’est à son endroit normal. Il a perdu sa carte. »

Bien entendu, certains indices étaient déjà en place. Avant la fin de la semaine, les militaires avaient entrepris de rassembler les débris de satellites : leur orbite n’avait pas varié jusqu’à cette nuit d’octobre, et pourtant tous s’étaient écrasés sur Terre avant l’aube, certains laissant des épaves emplies de preuves appétissantes. Mais même une famille avec autant de relations que celle d’E.D. Lawton n’a pas eu cette information tout de suite.

Notre premier hiver de nuits noires a été claustrophobe et étrange. La neige n’a pas tardé : nous vivions dans la grande banlieue de Washington, mais à Noël, on se serait plutôt cru dans le Vermont. Les nouvelles inquiétantes se succédaient. Le traité de paix négocié à la hâte entre l’Inde et le Pakistan s’avérait bien fragile ; le projet de décontamination de l’Hindu Kush lancé par l’ONU avait déjà alourdi de dizaines de victimes le bilan initial. En Afrique du Nord, quelques conflits armés couvaient tandis que les armées du monde industriel se retiraient pour se regrouper. Le prix du pétrole a grimpé en flèche. À la maison, on a laissé le thermostat un ou deux degrés sous la température de confort jusqu’à ce que les jours recommencent à s’allonger (au retour du soleil et au premier cri de la caille).