Выбрать главу

Il l’avait fait. Un peu. « Ce sont des appareils microscopiques, ai-je dit. Semi-organiques. Ils se reproduisent dans le froid et le vide extrêmes.

— Voilà, très bien, correct sur le fond. Jason vous a-t-il expliqué leur but ?

— Aller peupler la galaxie. Pour nous expédier des données. »

Wun a hoché lentement la tête, comme si j’avais répondu d’une manière moins satisfaisante, bien que tout aussi correcte sur le fond. « Les Cinq Républiques n’ont jamais rien fabriqué de plus perfectionné, Tyler. Nous n’aurions jamais pu nous permettre le genre d’activité industrielle que votre peuple pratique à une échelle inquiétante : paquebots, hommes sur la lune, grandes villes…

— D’après ce que j’ai vu, vos villes sont assez impressionnantes.

— Uniquement parce que nous les avons bâties dans une gravité plus modérée. Sur Terre, nos tours s’effondreraient sous leur propre poids. Mais le fait est que ceci, le contenu de ce tube, équivaut pour nous à un triomphe technologique : c’est si complexe et si difficile à produire que nous en tirons une certaine fierté, peut-être légitime.

— Je n’en doute pas.

— Alors venez l’apprécier à sa juste valeur. N’ayez pas peur. » D’un geste, il m’a enjoint de m’approcher. J’ai traversé la pièce pour m’asseoir sur une chaise en face de lui. J’imagine que de loin, nous devions ressembler à deux amis discutant de tout et de rien. Mais mes yeux ne quittaient pas la fiole. Il me l’a tendue. « Prenez-la », a-t-il dit.

J’ai saisi le tube entre le pouce et l’index avant de le lever devant la lueur du plafonnier. Le contenu ressemblait à de l’eau ordinaire légèrement huileuse. Rien de plus.

« Histoire que vous vous rendiez bien compte, Tyler, sachez que vous avez entre les mains trente à quarante mille cellules individuelles artificielles dans une suspension de glycérine. Chaque cellule est un gland.

— Vous connaissez les glands ?

— Grâce à mes lectures. C’est une métaphore banale. Les glands et les chênes, pas vrai ? Lorsque vous tenez un gland, vous tenez la possibilité d’un chêne, et non d’un seul mais de toute sa descendance au fil des siècles. Assez de bois de chêne pour construire une ville… Vos villes sont-elles faites de chêne ?

— Non, mais cela n’a pas d’importance.

— Ce que vous tenez, c’est un gland. À l’état latent, comme je l’ai dit, et en fait cet échantillon-là est sans doute tout à fait mort, vu le temps qu’il a passé aux températures ambiantes terrestres. Analysez-le, et vous n’y trouverez guère que quelques traces chimiques inhabituelles.

— Mais ?

— Mais… placez-le dans un environnement froid, sans air et comportant de la glace, le nuage d’Oort, par exemple, et alors il vient à la vie, Tyler ! Il commence, très lentement mais très patiemment, à croître et à se reproduire. »

Le nuage d’Oort. J’en avais entendu parler en discutant avec Jason et dans les romans de science-fiction qu’il m’arrivait encore de lire. Il s’agit d’un ensemble nébuleux de corps cométaires qui commence plus ou moins au niveau de l’orbite de Pluton pour s’étendre jusqu’à mi-chemin de l’étoile la plus proche. Ces petits corps ne sont pas du tout serrés les uns contre les autres – ils occupent un volume d’espace quasi inimaginable – mais leur masse totale équivaut à vingt ou trente fois celle de la Terre, pour l’essentiel sous forme de glace sale.

Beaucoup de nourriture, pour qui se nourrit de glace et de poussière.

Wun s’est penché en avant. Nichés dans sa peau évoquant du cuir froissé, ses yeux brillaient. Il souriait, ce que j’avais appris à interpréter comme un signe de sérieux : les Martiens souriaient quand ils parlaient du fond du cœur.

« Cela n’est pas allé sans controverses au sein de mon peuple. Vous avez dans la main de quoi transformer en profondeur non seulement notre système solaire, mais beaucoup d’autres. Et bien entendu, on ne sait pas ce que cela va donner. Si les réplicateurs ne sont pas organiques au sens conventionnel du terme, ils sont bel et bien vivants. Il s’agit de boucles de rétroaction autocatalytiques, susceptibles de subir des modifications dues à la pression environnementale. Tout comme les êtres humains, les bactéries ou les… les…

— Les murkuds », ai-je suggéré.

Il a souri. « Ou les murkuds.

— En d’autres termes, ils peuvent évoluer.

— Ils vont évoluer, et nous ne pouvons pas prévoir de quelle manière. Nous leur avons toutefois imposé certaines limites dans ce domaine. Du moins, nous pensons l’avoir fait. Comme je l’ai dit, il y a amplement matière à controverse. »

Chaque fois que Wun parlait de la politique martienne, j’imaginais des hommes et des femmes ridées vêtues de toges pastel et débattant de sujets abstraits à des tribunes en acier inoxydable. En fait, insistait Wun, les parlementaires martiens se comportaient davantage comme des fermiers fauchés lors d’une vente de grain aux enchères ; et les vêtements… eh bien, je n’ai même pas essayé de me représenter les vêtements : pour les événements officiels, les Martiens des deux sexes avaient tendance à s’habiller comme la reine de cœur d’un jeu de cartes fantaisie.

Mais alors que les débats avaient été longs et sincères, le plan lui-même n’avait rien de bien compliqué. Les réplicateurs seraient éparpillés dans les extrémités froides et lointaines du système solaire. Une partie infinitésimale tomberait sur deux ou trois des noyaux cométaires constituant le nuage d’Oort et commencerait à se reproduire.

Leur information génétique, a dit Wun, était encodée dans des molécules thermiquement instables à des températures supérieures à celles des lunes de Neptune. Mais dans l’environnement hyperfroid pour lequel ils avaient été conçus, des filaments inframicroscopiques entameraient un métabolisme lent et rigoureux. Ils grandiraient à des vitesses auprès desquelles un pin aristata[8] paraîtrait pressé, mais ils grandiraient, assimilant des traces de molécules volatiles et organiques, façonnant la glace en parois, nervures, longerons et liaisons cellulaires.

Le temps que les réplicateurs consomment de l’ordre de quelques mètres cubes de noyaux cométaires, leurs connexions commenceraient à se complexifier et leur comportement gagnerait en résolution. Ils développeraient des appendices hautement perfectionnés, des yeux de glace et de carbone pour explorer l’obscurité étoilée.

En une dizaine d’années, la colonie de réplicateurs se transformerait en une entité collective complexe capable d’enregistrer et de diffuser des données rudimentaires sur son environnement. Entité qui observerait le ciel en se demandant : Un objet noir de la taille d’une planète orbiterait-il autour de l’étoile la plus proche ?

Poser et répondre à cette question prendrait quelques décennies de plus, et on connaissait déjà la première réponse : oui, deux mondes en orbite autour de cette étoile étaient des corps noirs : Mars et la Terre.

Néanmoins – patiemment, obstinément, lentement – les réplicateurs collationneraient ces données et les diffuseraient vers leur point d’origine : nous, ou du moins nos satellites d’écoute.

Puis, dans sa sénescence en tant que machine complexe, la colonie de réplicateurs se diviserait en groupes individuels de cellules simples, identifierait une autre étoile brillante ou proche, et se servirait des substances volatiles extraites des noyaux cométaires pour propulser ses graines hors du système solaire. (Graines qui laisseraient derrière elles d’infimes fragments d’elles-mêmes en guise de répéteurs radio, de nœud passif dans un réseau en extension.)

вернуться

8

Conifère rustique du sud-ouest des États-Unis à croissance lente (quelques millimètres par an) et grande longévité.