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— Il n’est pas particulièrement aimé pour autant.

— Ma position ne me permet pas de le juger en tant que candidat, a répondu Wun. Mais il pose des questions intéressantes. »

Sa remarque m’a fait me sentir un peu protecteur : « Je suis sûr qu’il peut se montrer aimable quand il le veut. Et il n’a pas à rougir de son bilan. Mais il est resté une bonne partie de sa carrière l’homme le plus haï du Congrès. Il y a été, sous trois législatures différentes, chargé de la discipline dans son parti. Pas grand-chose ne lui échappe. »

Wun a souri. « Vous me croyez naïf, Tyler ? Vous craignez que le vice-président Lomax m’exploite ?

— Naïf n’est pas le mot exact…

— Je suis novice, d’accord. Les nuances politiques subtiles m’échappent. Mais j’ai quelques années de plus que Lomax, et j’ai moi-même exercé des fonctions officielles.

— Ah bon ?

— Pendant trois ans, a-t-il précisé avec une fierté visible. J’ai été administrateur agricole pour le canton des Vents de Glace.

— Ah.

— Le conseil d’administration pour la plus grande partie du delta du Kirioloj. Ce n’était pas la présidence des États-Unis. Nous ne disposions pas d’armes nucléaires. Mais j’ai démasqué un fonctionnaire local corrompu qui falsifiait les rapports de récolte au poids et vendait sa marge sur le marché des surplus.

— Une magouille à base de commissions ?

— Je suppose que c’est le nom que vous lui donnez.

— Les Cinq Républiques ne sont donc pas exemptes de corruption ? »

Wun a cillé, provoquant une ondulation sur la géographie convolutée de son visage. « Non, comment pourraient-elles l’être ? Et pourquoi tant de Terriens se l’imaginent-ils ? Si j’arrivais, disons de France, de Chine ou du Texas, personne ne serait surpris d’entendre parler de corruption, de duplicité ou de vol.

— J’imagine. Sauf que ce n’est pas la même chose.

— Vraiment ? Mais vous travaillez ici à Périhélie. Vous avez dû rencontrer une partie de la génération fondatrice, si étrange que cette idée continue de me sembler… ces hommes et ces femmes dont nous, les Martiens, sommes les lointains descendants. Toutes ces personnes étaient-elles si parfaites, que vous leur imaginiez une descendance vierge de tout péché ?

— Non, mais…

— Cette idée fausse est pourtant quasi universelle. Même dans ces livres que vous m’avez donnés, ces livres écrits avant le Spin…

— Vous les avez lus ?

— Oui, je les ai même dévorés. Avec plaisir. Merci. Mais même dans ces romans, les Martiens…» Il s’est efforcé de saisir une pensée.

« J’imagine que certains ont un peu l’air de saints…

— Distants, a-t-il dit. Sages. D’apparence fragile. En réalité très puissants. Les Anciens. Mais pour nous, Tyler, c’est vous les Anciens. L’espèce aînée, la planète âgée. J’aurais pensé que l’ironie était indéniable. »

J’y ai réfléchi. « Même le roman d’H.G. Wells…

— On y voit à peine ses Martiens. Ils sont un mal abstrait, indifférent. Non sages, mais intelligents. Anges et démons sont toutefois frères, si je comprends bien le folklore.

— Mais les histoires plus contemporaines…

— Très intéressantes, et au moins les protagonistes en étaient-ils humains. Mais le véritable plaisir qu’on tire de ces histoires vient des paysages, vous ne trouvez pas ? Et même comme ça, ce sont des paysages transformatifs. Avec un destin derrière chaque dune.

— Et bien entendu le Bradbury…

— Son Mars n’est pas Mars. Mais son Ohio m’y fait penser.

— Je comprends ce que vous voulez dire. Vous, Martiens, n’êtes que des humains. Mars n’est pas le paradis. C’est entendu, mais cela ne veut pas dire que Lomax n’essaiera pas de vous utiliser à des fins politiques personnelles.

— Je voulais vous faire comprendre que j’étais parfaitement conscient de cette possibilité. Ou plutôt de cette certitude. On se servira de toute évidence de moi dans un but politique, mais c’est le pouvoir dont je dispose : accorder ou refuser mon approbation. Coopérer ou faire ma mauvaise tête. Dire le mot qu’il faut. » Il a souri à nouveau, dévoilant ses dents uniformément parfaites et d’un blanc éclatant. « Ou pas.

— Et vous, qu’est-ce que vous voulez retirer de tout ça ? »

Il m’a montré ses paumes, un geste tout aussi martien que terrien. « Rien. Je suis un saint martien. Mais j’aimerais bien qu’on lance les réplicateurs.

— Purement dans l’intérêt de la science ?

— Je l’avoue, même si c’est un motif saint. Pour au moins apprendre quelque chose sur le Spin…

— Et défier les Hypothétiques ? »

Il a cillé à nouveau. « J’espère de tout cœur que les Hypothétiques, quels qu’ils soient, n’interpréteront pas notre action comme un défi.

— Mais si c’est le cas…

— Pourquoi le serait-ce ?

— Mais si c’est le cas, ils croiront que ce défi provient de la Terre et non de Mars. »

Wun Ngo Wen a cillé à nouveau, plusieurs fois. Puis le sourire est revenu : indulgent, approbateur. « Vous êtes vous-même d’un cynisme surprenant, Dr Dupree.

— Je suis si peu martien.

— En effet.

— Et Preston Lomax vous prend pour un ange ?

— Lui seul peut répondre à votre question. La dernière chose qu’il m’a dite…» Il a abandonné sa diction digne d’Oxford au profit d’une excellente imitation du ton de Preston Lomax, abrupt et aussi glacé qu’un rivage en hiver : « C’est un privilège de discuter avec vous, monsieur l’Ambassadeur Wen. Vous dites sans détour ce que vous pensez. Très rafraîchissant pour un vieil habitué de Washington comme moi. »

L’imitation était surprenante, de la part de quelqu’un qui ne parlait anglais que depuis un peu plus d’un an. Je le lui ai dit.

« Je suis un érudit, a-t-il rappelé. Je lis l’anglais depuis mon enfance. Parler est une autre affaire, mais j’ai le don des langues. C’est une des raisons pour lesquelles je suis là. Je peux vous demander un autre service, Tyler ? Vous voulez bien m’apporter d’autres romans ?

— Je crains d’être à court d’histoires martiennes.

— Pas sur Mars. N’importe quel genre. N’importe quoi, du moment que le livre vous paraît important, qu’il compte pour vous ou que vous l’avez lu avec plaisir.

— Il ne doit pas manquer de professeurs d’anglais qui se montreraient ravis de vous fournir une liste de lectures.

— Je n’en doute pas. Mais c’est à vous que je demande.

— Je n’ai rien d’un érudit. J’aime lire, mais je choisis un peu au hasard et je lis surtout du contemporain.

— Tant mieux. Je suis plus souvent seul que vous ne l’imaginez. Mon logement est confortable, mais je ne peux en sortir sans préparatifs compliqués. Je ne peux pas sortir dîner, je ne peux pas aller voir un film ou adhérer à un club d’activités sociales. Je pourrais demander des livres à mes anges gardiens, mais une œuvre de fiction approuvée par un comité est bien la dernière chose dont j’aie envie. Un bon bouquin vaut presque un ami. »

Jamais Wun n’avait été aussi près de se plaindre de sa situation à Périhélie et sur Terre. Il m’a dit n’avoir pas grand-chose à reprocher à ses journées, étant trop occupé pour laisser prise à la nostalgie et toujours aussi enthousiasmé par l’étrangeté de ce qu’il ne cesserait jamais de considérer comme un monde étranger. Le soir, au moment de s’endormir, il lui arrivait néanmoins de s’imaginer se promener au bord d’un lac martien en regardant des oiseaux de rivage s’attrouper et tournoyer au-dessus des vagues, et dans son esprit, c’était toujours un après-midi brumeux, avec une lumière teintée par les serpentins de cette poussière antique qui s’arrachait toujours des déserts de Noachis pour aller colorer le ciel. Dans ce rêve, ou cette vision, m’a-t-il raconté, il se trouvait seul, mais se savait attendu au prochain détour du rivage rocheux. Par des amis ou des inconnus, peut-être même par sa famille perdue, il savait juste qu’on l’accueillerait à bras ouverts, qu’on le toucherait, le tirerait, l’embrasserait. Mais ce n’était qu’un rêve.