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Mais face aux menaces inconnues et mal comprises, l’espèce humaine a réussi à ne pas déclencher de guerre globale et totale, ce qui est tout à son honneur. Nous avons procédé à des ajustements et continué à vaquer à nos occupations, si bien qu’au printemps, les gens parlaient de « nouvelle normalité ». À long terme, comprenait-on, on pourrait avoir à payer un prix plus élevé pour ce qu’il s’était passé… mais on sera morts avant, comme on disait.

J’ai assisté à ce changement chez ma mère. Le passage du temps l’a apaisée et les beaux jours, lorsqu’ils ont fini par revenir, ont débarrassé son visage d’une partie de sa tension. J’ai aussi constaté ce changement chez Jason, qui est sorti de sa retraite méditative. Je m’inquiétais toutefois pour Diane : elle refusait catégoriquement de parler des étoiles et commençait à me demander si je croyais en Dieu, ou si je pensais Dieu responsable de l’Événement d’Octobre.

Je n’en sais rien, lui ai-je répondu. Ma famille n’était pas pratiquante. En toute franchise, le sujet me rendait un peu nerveux.

Cet été-là, les jumeaux et moi sommes allés pour la dernière fois à vélo au centre commercial Fairway.

Nous avions effectué le trajet cent, mille fois auparavant. Les jumeaux avaient déjà un peu passé l’âge, mais au cours des sept années que nous avions vécues sur la propriété de la Grande Maison, c’était devenu un rituel, l’inévitable balade des samedis d’été. Nous n’y sacrifiions pas en cas de pluie ou de canicule, mais par beau temps, on aurait dit qu’une main invisible nous attirait à notre point de rendez-vous, au bout de la longue voie privée menant chez les Lawton.

Ce jour-là, l’air était doux, avec un vent léger. Le soleil imprégnait tout ce qu’il touchait d’une profonde chaleur organique. On aurait pu croire que le climat voulait nous rassurer : le monde naturel allait bien, merci, presque dix mois après l’Événement… même si nous étions désormais (comme disait parfois Jase) une planète cultivée, un jardin entretenu par des forces inconnues et non un coin de nature cosmique vierge.

Jason montait un coûteux VTT, Diane un modèle féminin moins voyant. J’avais quant à moi un vieux clou d’occasion racheté par ma mère à une œuvre de bienfaisance. Aucune importance. Ce qui comptait, c’était l’odeur des pins et les heures vides déployées devant nous. Je le sentais, Diane le sentait et je pense que Jason aussi le sentait, même s’il a semblé distrait, voire un peu embarrassé lorsque nous avons enfourché nos bicyclettes ce matin-là. J’ai mis cela sur le compte du stress ou (on était en août) de la perspective d’une nouvelle année scolaire. Jase suivait des cours accélérés à l’Institut Rice, une école très exigeante. L’année précédente, il avait survolé les cours de maths et de physique – il aurait pu les enseigner lui-même –, mais devait commencer le latin au semestre suivant. « Ce n’est même pas une langue vivante, disait-il. Qui diable lit le latin, à part les érudits en lettres classiques ? C’est comme apprendre le FORTRAN. Tous les textes importants sont traduits depuis longtemps. Cela me rend-il meilleur de lire Cicéron dans le texte ? Cicéron, pour l’amour de Dieu ! L’Alan Dershowitz de la République romaine ! »

Je ne prenais pas vraiment toutes ses jérémiades au sérieux. Lorsque nous partions ainsi à vélo, nous aimions entre autres pratiquer l’art de nous plaindre. (Je n’avais pas la moindre idée de qui était Alan Dershowitz, un camarade d’école de Jason, pensais-je[1].) Mais ce jour-là, il se montrait d’humeur lunatique, changeante. Il se mit debout sur les pédales et prit un peu d’avance sur nous.

Pour nous rendre au centre commercial, nous longions des terrains très arborés et des maisons pastel aux jardins impeccables dont les arroseurs automatiques striaient d’arcs-en-ciel l’air du matin. Le soleil pouvait être faux ou filtré, sa lumière se décomposait toujours en couleurs lorsqu’elle traversait des gouttes d’eau et semblait toujours une bénédiction tandis que nous sortions de l’ombre des chênes pour nous retrouver sur le trottoir d’un blanc éclatant.

Dix ou quinze tranquilles minutes de vélo plus tard, nous avons vu se profiler devant nous le sommet de Bantam Hill Road – dernier obstacle et étape décisive sur le chemin du centre commercial. La pente était raide, mais une fois en haut, on bénéficiait d’une longue descente en douceur jusqu’au parking du Fairway. Jason avait déjà franchi le quart de la montée. Diane m’a regardé d’un air malicieux.

« On fait la course ? »

Sa proposition m’a plongé dans le désarroi. Les jumeaux avaient fêté leur anniversaire en juin. Le mien serait pour octobre. Chaque été, Jason et Diane n’avaient donc pas un mais deux ans de plus que moi : ils avaient atteint quatorze ans alors que j’allais rester à douze encore quatre longs mois, différence qui se traduisait par un avantage physique. Diane ne pouvait manquer de me savoir incapable d’arriver avant elle au sommet de la colline, mais elle s’est quand même mise à pédaler plus fort et, avec un soupir, j’ai essayé sur ma vieille bécane de fournir une opposition digne de ce nom. Mais je n’étais pas à la hauteur.

Dressée sur sa brillante mécanique d’aluminium décapé, Diane avait acquis une inertie énorme en arrivant au bas de la pente. Trois petites filles qui marquaient le trottoir à la craie se sont dépêchées de s’écarter de sa trajectoire. Elle m’a jeté un coup d’œil par-dessus son épaule, à la fois pour m’encourager et pour se moquer de moi.

La pente lui a repris son inertie, mais elle a habilement changé de vitesse et remis ses membres inférieurs en action. Arrêté au sommet, Jason s’appuyait sur une de ses longues jambes en nous regardant d’un air perplexe. J’ai fait de mon mieux, mais parvenu à mi-pente, mon vieux vélo oscillait davantage qu’il n’avançait et il m’a fallu terminer l’ascension à pied.

Diane m’a souri quand j’ai fini par la rejoindre.

« Tu as gagné, ai-je dit.

— Désolée, Tyler. Ce n’était pas vraiment équitable. »

Embarrassé, j’ai haussé les épaules.

La route se terminait là en cul-de-sac, des piquets et des cordes délimitant des terrains résidentiels restés non bâtis. Le centre commercial nous attendait à l’ouest en bas d’une longue pente douce. Un chemin de terre battue passait entre des arbres rabougris et des buissons à baies. « On se revoit en bas », a-t-elle dit en s’éloignant à nouveau.

Nous avons attaché nos bicyclettes avant de pénétrer dans la nef vitrée du centre commercial. C’était un environnement rassurant, surtout parce qu’il avait très peu changé depuis octobre. La presse et la télévision avaient beau rester en alerte maximum, le centre commercial vivait quant à lui dans un oubli délicieux : seules l’absence de paraboles satellites dans les vitrines des magasins d’électronique grand public et la vague de titres parlant d’Octobre sur les présentoirs des librairies signalaient d’éventuelles anomalies dans le monde extérieur. Jason a ricané en voyant un livre de poche doté d’une resplendissante couverture or et bleu qui affirmait lier l’Événement d’Octobre à la prophétie biblique : « Les prophéties les plus faciles, a-t-il décrété, sont celles prédisant ce qui s’est déjà produit. »

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1

Homme politique et professeur de droit criminel à Harvard, né en 1938 et célèbre pour le nombre de ses publications, son soutien à Israël et au sionisme, ainsi que pour sa participation en tant qu’avocat à plusieurs procès très en vue. (Toutes les notes sont du traducteur.)