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Mais nous n’avons pas parlé de tout cela. Ni de l’élection, gagnée d’avance, Lomax devançant dans les sondages les autres candidats, les deux grands comme les trois petits. Nous n’avons pas parlé des réplicateurs mangeurs de glace ni de Wun Ngo Wen et certainement pas non plus d’E.D. Lawton. Nous avons plutôt discuté du passé ou de bons livres. La plupart du temps, nous n’avons d’ailleurs rien dit. J’avais chargé dans la mémoire du tableau de bord le genre de jazz anticonformiste et syncopé qu’appréciait Jason : Charlie Parker, Thelonious Monk, Sonny Rollins… des musiciens ayant longtemps auparavant sondé la distance séparant la rue des étoiles.

Nous sommes arrivés à la Grande Maison au crépuscule.

Ses vastes fenêtres déversaient une lumière jaune beurre sous un ciel couleur d’encre irisée. Novembre était frais, cette année-là. Carol Lawton a descendu les marches du porche et s’est approchée de la voiture en serrant sur sa silhouette menue des écharpes de tissu cachemire et un pull en laine. Elle était presque sobre, à en juger par sa démarche stable, quoique un peu trop mesurée.

Lentement, précautionneusement, Jason s’est extrait du siège passager.

Il était en rémission, du moins aussi près de la rémission qu’il pouvait se trouver à cette époque-là. Au prix d’un petit effort, il pouvait passer pour normal. Il m’a surpris en cessant cet effort dès notre arrivée à la Grande Maison. Sans essayer de corriger sa gîte, il a traversé l’entrée et gagné la salle à manger. Il n’y avait pas le moindre domestique – Carol avait pris ses dispositions pour nous réserver la maison pendant deux semaines – mais le cuisinier avait laissé un plateau de viande et de légumes froids au cas où nous ayons faim en arrivant. Jason s’est affalé sur une chaise.

Carol et moi l’avons rejoint. Carol avait nettement vieilli depuis la mort de ma mère. Ses cheveux étaient désormais si fins qu’ils laissaient voir son crâne rose et simiesque, et lorsque je l’ai prise par le bras, ce dernier m’a semblé un bâton enveloppé de soie. Elle avait les joues creuses, les yeux fragiles et nerveusement empressés des alcooliques au régime sec, du moins pour un temps. Lorsque je lui ai dit mon plaisir de la revoir, elle a eu un sourire chagrin. « Merci, Tyler. Je sais à quel point j’ai l’air affreuse. Gloria Swanson dans Sunset Boulevard. Pas encore tout à fait prête pour ma saloperie de gros plan, merci beaucoup. » Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’elle voulait dire. « Mais je tiens le coup. Comment va Jason ?

— Comme toujours, ai-je répondu.

— Tu es gentil de rester évasif. Mais je sais… eh bien, je ne dirai pas “tout”, mais je sais qu’il est malade. Ça, il me l’a dit. Je sais aussi qu’il attend de toi que tu le soignes. Que tu lui administres un traitement pas vraiment orthodoxe, mais efficace. » Elle a dégagé son bras et m’a regardé dans les yeux. « Il est efficace, n’est-ce pas, ce médicament que tu comptes lui administrer ? »

J’étais trop surpris pour pouvoir répondre autre chose que « Oui.

— Parce qu’il m’a fait promettre de ne pas poser de questions. J’imagine que ce n’est pas un problème. Jason a confiance en toi. Par conséquent, j’ai confiance en toi. Même si quand je te regarde, je ne peux m’empêcher de voir le gamin qui vivait dans la maison à l’autre bout de la pelouse. Mais je vois aussi un gamin quand je regarde Jason. Des enfants disparus… Je n’arrive pas à me rappeler où je les ai perdus. »

Cette nuit-là, j’ai dormi dans une chambre d’amis de la Grande Maison, une pièce que je n’avais fait qu’apercevoir du couloir tout au long de mes nombreuses années sur la propriété.

J’ai tout de même réussi à dormir un peu. J’ai passé le reste de la nuit couché dans mon lit à essayer d’évaluer les risques juridiques que j’avais pris en venant. J’ignorais quels lois et protocoles avait pu au juste violer Jase en sortant en fraude de Périhélie des médicaments martiens, mais j’étais déjà au minimum coupable de complicité.

Le lendemain matin, Jason s’est demandé où entreposer les ampoules de liquide transparent que Wun lui avait données… en nombre suffisant pour traiter quatre ou cinq malades. (« Au cas où on fasse tomber une valise, m’avait-il expliqué au début du voyage. Redondance. »)

« Tu t’attends à une perquisition ? »

Je me suis représenté une armée de fonctionnaires fédéraux montant à l’assaut de la Grande Maison en combinaison bactériologique.

« Bien sûr que non. Mais couvrir ses arrières n’est jamais une mauvaise idée. » Il m’a regardé plus attentivement, même si ses yeux se braquaient d’un coup sur sa gauche toutes les deux ou trois secondes, symptôme supplémentaire de sa maladie. « Ça te fait un peu peur ? »

J’ai répondu qu’on pouvait cacher la réserve dans la maison à l’autre bout de la pelouse, à moins qu’il ne faille la réfrigérer.

« D’après Wun, il faudrait une guerre nucléaire pour que le produit perde sa stabilité chimique. Mais un mandat de perquisition pour la Grande Maison couvrirait l’ensemble de la propriété.

— Pour le mandat, je n’en sais rien. Mais je connais les cachettes.

— Montre-les-moi », a dit Jason.

Nous avons donc traversé la pelouse, Jason me suivant tant bien que mal. Nous étions en début d’après-midi, en ce jour d’élection, mais sur l’herbe séparant les deux maisons, cela ressemblait à n’importe quel automne. Un peu plus loin, dans le bosquet enjambant le ruisseau, un oiseau s’est annoncé par une audacieuse note unique qu’il a toutefois laissée s’éteindre comme s’il avait changé d’avis. Nous avons atteint la maison de ma mère, j’ai tourné la clef et ouvert la porte sur un calme encore plus profond.

Bien que régulièrement nettoyé et dépoussiéré, l’endroit était resté presque tout le temps fermé depuis le décès de ma mère. Je n’étais pas revenu trier ses affaires, nous n’avions pas d’autre famille, et Carol avait préféré faire entretenir les lieux plutôt que d’y changer quoi que ce soit. La maison ne se trouvait pas pour autant protégée des atteintes du temps. Loin de là. Il y avait au contraire fait son nid, s’y était installé comme chez lui. Le salon sentait le renfermé, les essences suintant des tissus d’ameublement non dérangés, le papier jauni, l’étoffe immobile. En hiver, m’a raconté par la suite Carol, on chauffait juste à une température hors gel ; en été, on fermait les rideaux contre la chaleur. Il faisait frais, ce jour-là, dedans comme dehors.

Jason a passé le seuil en tremblant. Sa démarche était restée hésitante toute la matinée, aussi m’avait-il laissé porter les médicaments (à part ceux que j’avais déjà mis de côté pour son traitement), environ une demi-livre de verre et de produits biochimiques à l’intérieur d’un sac de voyage rembourré de mousse.