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— Et nous partons ?

— Patience. Vous n’êtes pas les seuls à faire rantau… juste les plus voyants. Il pourrait y avoir des complications.

— De quel genre ?

— Le Nouveau Reformasi, évidemment. De temps en temps, la police ratisse le quartier des docks à la recherche de clandestins et de candidats à l’Arc. Elle en déniche en général quelques-uns. Voire davantage, suivant qui a été acheté. En ce moment, il y a une grosse pression de Jakarta, alors qui sait ? On parle aussi de mouvements revendicatifs. Le syndicat des dockers est extrêmement militant. Avec un peu de chance, on appareillera avant tout début de conflit. Vous allez donc passer la nuit par terre dans le noir, j’en ai peur. J’emmène Ina et Eng rejoindre les autres villageois.

— Non, a répliqué Ina d’un ton ferme. Je reste avec Tyler. »

Jala a marqué un temps d’arrêt. Puis il l’a regardée et a prononcé quelques mots en minang.

« Ce n’est pas drôle, a-t-elle répondu. Ni vrai.

— Alors quoi ? Tu ne me fais pas confiance pour sa sécurité ?

— Qu’ai-je jamais gagné à te faire confiance ? »

Jala a souri, dévoilant des dents brunies par le tabac. « L’aventure.

— Oui, exactement. »

Nous nous sommes donc retrouvés, Ibu Ina et moi, à l’extrémité nord d’un complexe d’entrepôts situé à l’écart des quais, dans une pièce strictement rectangulaire qui, m’a indiqué Ina, avait servi de bureau à un commissaire d’avaries jusqu’à ce qu’on ferme le bâtiment pour procéder à des réparations sur le toit poreux.

Cette pièce s’achevait sur un côté par une fenêtre de verre armé surplombant un vaste espace de stockage blanchi par la poussière de béton, espace dans lequel, formant comme une cage thoracique rouillée, des étançons métalliques s’élevaient d’un sol parsemé de flaques et de boue.

La seule lumière provenait des rares lampes de l’éclairage de sécurité. Des insectes volants entrés dans l’édifice par ses interstices voletaient en nuages autour des ampoules encagées de fer ou mouraient en monticules sous celles-ci. Ina a réussi à faire fonctionner une lampe de bureau. Dans un coin, j’ai vu un tas de cartons vides : j’en ai extrait les plus secs pour les empiler en deux matelas rudimentaires. Pas de couvertures. Mais la nuit était chaude. La mousson approchait.

« Vous croyez que vous arriverez à dormir ? s’est enquise Ina.

— Ce n’est pas le Hilton, mais j’ai fait de mon mieux.

— Oh, non, je voulais parler du bruit. Il ne vous empêchera pas de dormir ? »

Teluk Bayur ne fermait pas durant la nuit : les chargements et déchargements se poursuivaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre. On ne les voyait pas, mais on les entendait, bruit de moteurs puissants et de métal gémissant sous la contrainte, tonnerre périodique de conteneurs de plusieurs tonnes en transit. « J’ai connu pire.

— J’en doute, mais c’est gentil de le dire. »

Ina et moi avons mis plusieurs heures à trouver le sommeil. Nous avons tué le temps par des conversations sporadiques, un peu à l’écart de la lueur projetée par la lampe de bureau. Ina m’a interrogé sur Jason.

Je l’avais laissée lire quelques-uns des longs passages écrits durant ma maladie. La transition de Jason au Quatrième Âge lui avait semblé moins difficile que la mienne. Je l’ai détrompée : j’avais juste omis les détails du style bassin hygiénique.

« Mais sa mémoire ? Jason en a-t-il perdu une partie ? Il ne s’en souciait pas ?

— Il n’en parlait pas beaucoup, mais je suis certain que cela ne le laissait pas indifférent. » En fait, il s’était extrait d’une de ses fièvres récurrentes en exigeant que je documente sa vie à son intention : « Écris-la pour moi, Ty, avait-il dit. Écris-la au cas où j’oublie.

— Mais il n’a pas souffert de graphomanie.

— Non. La graphomanie survient quand le cerveau entame la réfection de ses propres facultés verbales. Ce n’est qu’un des symptômes possibles. Les bruits que produisait Jason étaient sans doute la manière dont ce phénomène se manifestait chez lui.

— Vous avez appris cela de Wun Ngo Wen. »

En effet, et de ses archives médicales, que j’avais étudiées ensuite.

Wun Ngo Wen fascinait toujours Ina. « Cet avertissement aux Nations unies, au sujet de la surpopulation et de la diminution des ressources, Wun en a-t-il jamais parlé avec vous ? Je veux dire, avant que…

— Je sais. Oui, il en a discuté un peu.

— Que vous a-t-il dit ? »

C’était durant l’une de nos conversations sur le but ultime des Hypothétiques. Wun m’avait tracé un diagramme, que j’ai reproduit pour Ina dans la couche de poussière recouvrant le parquet : un graphique muni d’un axe vertical pour la population et d’un axe horizontal pour le temps, graphique sur lequel une courbe de tendance irrégulière restait à peu près horizontale.

« La population en fonction du temps, a dit Ina. Jusque-là, je comprends, mais qu’est-ce que cela mesure au juste ?

— Toute population animale constitue un écosystème relativement stable. Cela pourrait représenter les renards en Alaska ou les singes hurleurs du Belize. Bien que la population fluctue en fonction de facteurs externes, tels qu’hiver froid ou accroissement du nombre de prédateurs, elle reste stable au moins sur le court terme. »

Mais, avait dit Wun, que se passerait-il à long terme pour une espèce intelligente et capable de se servir d’outils ? J’ai tracé le même graphique à Ina, sauf que cette fois-ci, la courbe de tendance s’incurvait progressivement en direction de la verticale.

« On voit là, ai-je indiqué, que la population – disons juste “les gens” – apprend à mettre en commun son savoir-faire. Pas juste comment tailler des silex mais comment apprendre aux autres à les tailler et comment se répartir économiquement le travail. La collaboration produit davantage de nourriture. La population s’accroît. Il y a davantage de gens à collaborer plus efficacement et à générer de nouveaux savoir-faire. L’agriculture. L’élevage. La lecture et l’écriture, ce qui signifie une meilleure répartition des savoir-faire et même leur transmission aux générations suivantes bien après votre mort.

— La courbe monte donc encore davantage, a dit Ina, jusqu’à ce que nous mourions de surpopulation.

— Eh bien non. Il existe d’autres forces qui tirent la courbe vers la droite. Une prospérité accrue et un savoir-faire technologique jouent en fait en notre faveur. Bien nourris, en sécurité, les gens tendent à vouloir limiter leur reproduction. La technologie et une culture flexible leur en donnent les moyens. À la fin, du moins d’après Wun, la courbe aura tendance à redevenir horizontale. »

Ibu Ina a eu l’air perdue. « Il n’y a pas de problème, alors ? Pas de famine ni de surpopulation ?