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Diane lui a décoché un regard venimeux. « Tu n’es pas obligé de t’en moquer juste parce que tu n’y crois pas.

— Techniquement, je ne me moque que de la couverture. Je n’ai pas lu le livre.

— Tu devrais peut-être.

— Pourquoi ? De quoi prends-tu la défense ?

— De rien du tout. Mais peut-être Dieu a-t-il un rapport avec ce qu’il s’est passé en octobre. Cela ne semble pas si ridicule.

— En fait, a tranché Jason, si, ça semble complètement ridicule. »

Elle a roulé des yeux et s’est éloignée en soupirant. Jase a reposé le livre sur le présentoir.

Je lui ai dit qu’à mon avis, les gens voulaient juste comprendre ce qu’il s’était passé, d’où ce genre d’ouvrages.

« À moins que les gens ne veuillent juste faire semblant de comprendre. Ça s’appelle le “déni”. Tu veux que je te dise quelque chose, Tyler ?

— Vas-y.

— Tu le garderas pour toi ? » Il a baissé la voix pour que même Diane, à quelques mètres devant nous, ne puisse l’entendre. « Ça n’a pas encore été rendu public. »

Jason avait entre autres caractéristiques marquantes de souvent détenir des informations vraiment importantes un ou deux jours avant que le journal du soir n’en parle. En un sens, l’Institut Rice n’était pour lui qu’un externat : sa véritable éducation se déroulait sous la tutelle de son père, et E.D. avait toujours voulu que son fils comprenne de quelle manière affaires, sciences et technologie étaient liées au pouvoir politique. Lui-même travaillait dans cette intersection. La perte des satellites de télécommunications avait ouvert un vaste nouveau marché militaire et civil pour les ballons stationnaires à haute altitude (« aérostats ») que fabriquait son entreprise. Une niche technologique devenait dominante, et E.D. surfait au sommet de la vague. En partageant parfois avec son fils de quatorze ans des secrets qu’il n’aurait pas osé murmurer à un concurrent.

Bien entendu, E.D. ignorait qu’il arrivait à Jase de me confier ces secrets. Mais je les gardais scrupuleusement pour moi. (De toute manière, à qui aurais-je pu en parler ? Je n’avais pas d’autres véritables amis. Nous habitions le genre de quartier nouveau riche extrêmement sensible aux distinctions sociales : les fils aussi sérieux que studieux de mères actives et dépourvues d’époux ne figuraient jamais parmi les copains préférés.)

Il a encore baissé la voix d’un ton. « Tu sais, les trois cosmonautes russes ? Ceux qui étaient en orbite en octobre ? »

Disparus et présumés morts le soir de l’Événement. J’ai hoché la tête.

« L’un d’eux est vivant. À Moscou. Les Russes n’en parlent pas. Mais d’après la rumeur, il est complètement dingue. »

Je l’ai regardé les yeux écarquillés, mais il n’a pas voulu en dire davantage.

Il faudra une douzaine d’années pour que la vérité soit rendue publique, mais lorsqu’elle sera enfin publiée (sous forme d’une note de bas de page dans un livre européen retraçant les premières années du Spin), je me souviendrai de cette journée au centre commercial. En fait, il s’est passé ceci :

Trois cosmonautes russes revenant d’une mission d’entretien de la moribonde Station spatiale internationale se trouvaient en orbite le soir de l’Événement d’Octobre. Peu après minuit, heure d’hiver de New York, le commandant de mission, le colonel Leonid Glavin, a remarqué une perte de communication avec le contrôle au sol et s’est efforcé à plusieurs reprises, mais en vain, de rétablir le contact.

Si inquiétante que cette situation ait pu paraître aux yeux des cosmonautes, elle a vite empiré. Lorsque l’orbite du Soyouz, jusqu’alors du côté nocturne de la planète, l’a conduit dans l’aube, un globe noir et obscur avait remplacé ladite planète.

Le colonel Glavin le décrirait plus tard en termes simples : une noirceur, une absence uniquement visible lorsqu’elle occultait le soleil, une éclipse permanente. Le rapide cycle orbital d’aubes et de crépuscules constituait leur seule preuve visuelle convaincante que la Terre continuait d’exister. La lumière du Soleil apparaissait d’un coup derrière une silhouette ronde, sans le moindre reflet sur la noirceur que survolait leur capsule, et disparaissait tout aussi soudainement lorsque cette dernière glissait dans la nuit.

Privés de tout moyen de comprendre ce qu’il s’était passé, les cosmonautes ont dû connaître des moments de terreur inimaginable.

Après avoir orbité une semaine autour de cette obscurité vide sous leurs pieds, les cosmonautes ont choisi d’essayer de revenir sur Terre par leurs propres moyens plutôt que de rester dans l’espace ou de tenter de s’arrimer à la SSI vide : périr sur Terre, ou sur ce qu’était devenue la Terre, leur a paru préférable à mourir de faim dans leur coin. Mais privés de guidage au sol et de repères visuels, ils n’ont eu d’autre choix que de se baser sur des calculs extrapolés à partir de leur dernière position connue. Cela a valu à leur capsule Soyouz de pénétrer dans l’atmosphère à un angle dangereusement aigu, de subir d’écrasantes forces de gravité et de perdre un parachute crucial durant la descente.

La capsule s’est écrasée sur un versant boisé de la Ruhr. Vassili Golubev est mort sur le coup ; Valentina Kirchoff n’a survécu que quelques heures à un traumatisme crânien. Le colonel Glavin, étourdi, ne souffrant que d’une fracture du poignet et d’écorchures bénignes, est parvenu à s’extraire de l’appareil. Une équipe de secours allemande a fini par le repérer et le remettre aux autorités russes.

Après toute une série de débriefings, les Russes avaient conclu que l’épreuve subie par Glavin lui avait fait perdre la raison. Le colonel s’obstinait à affirmer avoir passé trois semaines en orbite avec son équipage, mais il s’agissait de toute évidence de folie…

Car la capsule Soyouz, comme tout autre matériel orbital humain dont on avait retrouvé une partie, était retombée sur Terre la nuit même de l’Événement d’Octobre.

Nous avons déjeuné dans l’aire de restauration du centre commercial, où Diane a aperçu trois camarades de Rice qu’elle connaissait. Trois filles plus âgées, d’une sophistication impossible à mes yeux : chevelure teinte en bleu ou en rose, hanches ceintes de coûteux pantalons taille basse à pattes d’éléphant et cou pâle orné d’une chaîne supportant une minuscule croix en or. Diane est allée les rejoindre à leur table avec son emballage MexiTaco, et les quatre filles ont penché la tête les unes vers les autres en riant. Mon burrito et mes frites m’ont soudain semblé perdre tout intérêt.

Jason a étudié mon expression. « Tu sais, a-t-il dit doucement, c’est inévitable.

— Quoi donc ?

— Elle ne vit plus dans notre monde. Toi, moi, Diane, la Grande Maison et la Petite, le samedi au centre commercial, le dimanche au cinéma. Cela marchait quand on était gamins, mais on ne l’est plus. »

Vraiment ? Non, bien entendu, mais avais-je seulement réfléchi à ce que cela signifiait ou pourrait signifier ?

« Ça fait un an qu’elle est réglée », a ajouté Jason.

J’ai blêmi. Je n’avais pas besoin d’en savoir autant. Cela m’a pourtant rendu jaloux qu’il l’ait su et pas moi. Elle ne m’avait pas parlé de ses règles, ni d’ailleurs de ses amies de Rice. Tout ce qu’elle m’avait confié au téléphone, je m’en suis aperçu d’un coup, n’était que des confidences de gamins, des histoires sur Jason et ses parents et sur ce qu’elle n’avait pas aimé au dîner. Je me retrouvais soudain confronté à la preuve qu’elle m’en avait caché autant qu’elle m’en avait dit, confronté à une Diane que je n’avais jamais rencontrée, et qui restait attablée avec insouciance à l’autre bout de l’aire de restauration.