Выбрать главу

Ma ville de résidence a connu cette nuit-là des centaines de suicides ou tentatives de suicide, ainsi que des dizaines de meurtres ou d’euthanasies. Au niveau mondial, les chiffres ont été incroyablement plus élevés. Il semblait exister beaucoup de gens comme Molly Seagram, des gens ayant choisi d’échapper à l’ébullition des océans, prédite par tous, à l’aide de quelques comprimés mortels d’une substance ou d’une autre. Dont ils avaient une provision pour leur famille et leurs amis. Beaucoup d’entre eux ont choisi la sortie finale dès que le ciel s’est illuminé. Prématurément, comme on allait le voir.

Le spectacle a duré huit heures. Au matin, je me trouvais à l’hôpital local pour donner un coup de main aux urgences. À midi, j’avais traité sept cas d’empoisonnement au monoxyde de carbone : des personnes qui s’étaient enfermées volontairement dans leur garage après y avoir démarré le moteur de leur voiture. La plupart étaient mortes avant que je prononce leur décès et les survivants ne valaient guère mieux. Des gens par ailleurs sains, que j’aurais pu croiser à l’épicerie, vivraient sous assistance respiratoire jusqu’à la fin de leurs jours, victimes d’une sortie bâclée, à cause de dommages cérébraux irrémédiables. Assez désagréable. Mais cela valait mieux que les blessures par balle à la tête. En soignant ces dernières, je ne pouvais m’empêcher de penser à Wun Ngo Wen couché sur cette autoroute de Floride, le sang coulant goutte à goutte de ce qui lui restait de crâne.

Huit heures. Puis le ciel s’est à nouveau effacé, le soleil y brillant comme la chute d’une mauvaise blague.

Cela a recommencé un an et demi après.

« Tu ressembles à un homme qui a perdu la foi, m’a dit un jour Hakkim.

— Ou qui ne l’a jamais eue, ai-je répondu.

— Je ne parle pas de la foi en Dieu. Dont tu sembles authentiquement dépourvu. Mais de la foi en quelque chose d’autre. Je ne sais pas quoi. »

Voilà qui semblait sibyllin. Mais j’ai un peu mieux compris pendant ma discussion suivante avec Jason.

Il m’a appelé chez moi. (Sur mon portable normal, pas sur l’orphelin que je trimballais comme un talisman ne portant pas bonheur.) Il a répondu à mon « Allô ? » par : « Tu dois être en train de regarder ça à la télévision.

— De regarder quoi ?

— Branche-toi sur une des chaînes d’info continue. Tu es seul ? »

Je l’étais. Par choix. Pas de Molly Seagram pour compliquer mes fins de journée. La télécommande était restée sur la table basse. Où je la laissais toujours.

La chaîne d’information montrait un graphique multicolore que commentait une monotone voix off. J’ai pressé la touche sourdine. « Qu’est-ce que je regarde, Jase ?

— Une conférence de presse du Jet Propulsion Laboratory. Les données récupérées sur le dernier récepteur orbital. »

Des données réplicateurs, en d’autres termes. « Et ?

— Les affaires reprennent. » Je l’entendais presque sourire.

Le satellite avait détecté plusieurs sources radio diffusant en faisceau étroit depuis le système solaire extérieur. Ce qui signifiait plusieurs colonies de réplicateurs parvenues à maturité. Et d’après Jason, elles expédiaient des données complexes. Au fur et à mesure que les colonies vieillissaient, leur taux de croissance diminuait mais leur fonctionnement devenait plus subtil et plus spécialisé. Elles ne se contentaient plus de se tourner vers le Soleil pour obtenir davantage d’énergie. Elles analysaient la lumière stellaire, calculaient, grâce à des réseaux neuronaux en silicone et en fibre de carbone, des orbites planétaires qu’elles comparaient aux modèles inscrits dans leur code génétique. Pas moins de douze colonies complètement adultes envoyaient exactement les données pour la collecte desquelles on les avait conçues, quatre flots de données binaires déclarant :

1. qu’elles se trouvaient dans un système planétaire dont l’étoile avait une masse solaire de 1,0 ;

2. que ce système comptait huit grands corps planétaires (Pluton restant en dessous de la limite des masses détectables) ;

3. que deux de ces planètes étaient optiquement vierges, c’est-à-dire entourées d’une membrane Spin ;

4. que les colonies de réplicateurs émettrices étaient passées en mode reproductif, se dépouillant des cellules souches non spécifiques qu’elles lançaient sur un jet de vapeur cométaire en direction des étoiles voisines.

Le même message, m’a dit Jase, avait été expédié à des colonies locales, moins matures, qui y réagiraient en se passant des fonctions redondantes et en investissant leur énergie dans un comportement purement reproducteur.

En d’autres termes, nous avions réussi à infecter le système extérieur avec les systèmes quasi biologiques de Wun.

Systèmes qui maintenant sporulaient.

« Cela ne nous apprend rien sur le Spin, ai-je dit.

— Bien sûr que non. Pas encore. Mais ce filet d’informations va bientôt devenir torrent. On finira par pouvoir dresser une carte Spin des étoiles voisines… peut-être même de la galaxie tout entière. À partir de cela, on devrait pouvoir déduire d’où viennent les Hypothétiques, à quelles planètes ils ont fait subir le Spin et ce qu’il finit par arriver à celles-ci lorsque leur étoile enfle et meurt.

— Mais cela ne changera rien, n’est-ce pas ? »

Il a souri, comme si je l’avais déçu en posant une question stupide. « Sans doute pas. Mais mieux vaut savoir que se contenter d’hypothèses, non ? On pourrait découvrir qu’on est foutus, mais aussi qu’on dispose de plus de temps que prévu. N’oublie pas, Tyler, qu’on se bat aussi sur d’autres fronts. On s’est plongés dans les archives de Wun traitant de la physique théorique. Si on modélise la membrane Spin comme un trou de ver renfermant un objet en accélération à une vitesse proche de celle de la lumière…

— Mais on n’accélère pas. On ne va nulle part. » À part droit dans l’avenir.

« Non, mais ce calcul donne des résultats qui correspondent à nos observations du Spin. Ce qui pourrait nous fournir un indice sur les forces que manipulent les Hypothétiques.

— Mais à quoi cela nous servirait-il, Jase ?

— On ne peut pas encore le dire. Mais je ne crois pas à l’inutilité de la connaissance.

— Même si on est en train de mourir ?

— Tout le monde meurt.

— En tant qu’espèce, je veux dire.

— Cela reste à prouver. Quoi que soit le Spin, il ne peut se limiter à une espèce d’euthanasie globale compliquée. Les Hypothétiques doivent bien avoir un but. »

Possible. Mais ceci, ai-je compris, était la foi qui m’avait déserté. La foi dans le Grand Salut.

Toutes les variétés, tous les types du Grand Salut. À la dernière minute, nous mettrions au point une solution technologique salvatrice. Ou bien les Hypothétiques se révéleraient des êtres bienveillants sur le point de transformer la planète en domaine pacifique. Ou bien Dieu nous sauverait tous, ou au moins les vrais croyants parmi nous. Ou. Ou. Ou.

Le Grand Salut. Un mensonge mielleux. Un canot de sauvetage en papier, même si on se tuait à essayer de s’y agripper. Ce n’était pas le Spin qui avait mutilé ma génération. Mais la tentation et le prix du Grand Salut.

Le scintillement est revenu l’hiver suivant et a persisté quarante-quatre heures avant de disparaître à nouveau. Beaucoup d’entre nous ont commencé à le considérer comme une espèce de manifestation météorologique céleste, imprévisible mais en général inoffensive.