— Arrête ton char ! C’est écrit Bortch. Te fourre pas chez nous avec tes lois. Alors, tu vas venir ou pas ? Si on pouvait plumer Richard…
— Je ne sais pas, Red. Toi, âme simple, tu ne peux pas comprendre quel truc nous avons apporté…
— Et toi, tu comprends ?
— En fait, moi non plus, je ne comprends pas. C’est vrai. Mais premièrement, je comprends maintenant à quoi servaient ces “creuses” et deuxièmement, si j’arrive à faire passer une petite idée à moi… J’écrirai un article et te le dédierai à toi personnellement : à Redrick Shouhart, noble stalker, avec toute ma vénération et ma reconnaissance.
— Et c’est là qu’on me collera au trou pour deux ans, dis-je.
— Oui, mais c’est pour l’amour de la science. Ce truc-là on va l’appeler : Bol de Shouhart. Ça sonne bien, non ? »
Pendant que nous bavardions, je m’habillais. Je fourrai ma flasque vide dans ma poche, comptai mon pognon et m’en allai.
« Salut, âme compliquée… »
Il ne répondit pas : l’eau coulait trop fort.
Je sortis et vis dans le couloir M. Tender en personne rouge et gonflé comme un dindon. Autour de lui, une foule : les employés de l’Institut, les journalistes et même deux sergents (sortant juste de déjeuner, encore en train de se fourrer le doigt dans la bouche). Tender, lui, jacassait : « La technique dont nous disposons donne pratiquement cent pour cent de garanties de succès et de sécurité… » Là, il me vit et s’éteignit quelque peu : il me sourit, me fit des signes de la main. Eh bien, me dis-je, il est temps de déguerpir. Je me lançai, mais trop tard. Derrière moi, quelqu’un courait déjà.
« Monsieur Shouhart ! Monsieur Shouhart ! Deux mots sur le garage !
— Je n’ai pas de commentaires à faire », répondis-je, passant au pas de course. Mais essayez donc de les semer, ces deux-là : l’un, avec un micro, court à droite, l’autre, avec l’appareil de photo, à gauche.
« Avez-vous vu quelque chose d’extraordinaire dans le garage ? Juste deux mots !
— Je n’ai pas de commentaires à faire ! » dis-je, tâchant de montrer ma nuque à l’objectif. « Un garage comme un autre…
— Je vous remercie. Quelle est votre opinion sur la turboplate-forme ?
— Excellente, dis-je, allant droit vers les toilettes.
— Que pensez-vous des buts de la Visite ?
— Adressez-vous aux savants », dis-je. Et oust, je m’enfermai.
Je les entendis gratter à la porte. Alors je leur dis à travers :
« Je vous conseille avec instance de demander à M. Tender pourquoi son nez est couleur de betterave. Modeste de nature, il se tait, mais c’était notre aventure la plus passionnante. »
Il fallait voir comme ils ont foncé ! Des chevaux de course, je vous jure. J’attendis une minute : tout paraissait calme. Je mis le nez dehors : personne. Alors, je repris mon chemin, en sifflotant. Je descendis au poste de contrôle, présentai mon laissez-passer à l’asperge et le vis qui me faisait un salut militaire. C’est que j’étais le héros du jour.
« Repos, sergent, dis-je. Je suis content de vous. »
Il ricana, ravi, comme si je lui avais fait je ne sais quel compliment.
« Toi, Rouquin, t’es un sacré zozo, dit-il. Je suis fier de te connaître.
— Alors, dis-je, tu sauras quoi raconter aux nanas dans ta Suède ?
— Tu parles ! dit-il. Elles vont me fondre entre les doigts comme des bougies ! »
Non, ce n’était pas un mauvais bougre. À parler franc, je n’aimais pas ce type d’hommes : grand avec les joues roses. Les nanas en sont folles, et pour quelle raison, je vous demande ? La taille, ça ne justifie pas… Me voilà donc en train de marcher dans la rue et de réfléchir à ce qui justifie cette folie. Le soleil brille. Tout autour, personne. Soudain, j’eus envie de voir Goûta à la seconde. Juste comme ça. La regarder, lui tenir la main. Après la Zone, c’est la seule chose qui reste : tenir une fillette par la main. Surtout si tu te rappelles tous ces racontars à propos des enfants de stalkers, comment ils sont… Eh non, Goûta, c’est pas pour maintenant. Pour l’instant il me faut au moins une bouteille d’alcool.
Je dépassai la station automobile et ce fut le cordon. Deux voitures de patrouille dans toute leur beauté, larges, jaunes, hérissées, les salopes, de projecteurs et de mitrailleuses et, bien sûr, des casques bleus. La rue est coupée, impossible de se frayer un passage. J’avançai, les yeux baissés. Il valait mieux que pour l’instant je ne les regarde pas. Dans la journée, il valait mieux que je ne les regarde pas du tout : il y avait deux ou trois types et j’avais peur de les reconnaître. Si je les reconnaissais, ça ferait un grand scandale. Je vous jure qu’ils avaient eu de la chance que Kirill m’ait convaincu d’entrer à l’Institut. À l’époque, je les cherchais, ces ordures, et Dieu m’est témoin que je les aurais zigouillées sans frémir…
Je traversai donc cette foule, l’épaule en avant, je m’en étais presque sorti et c’est là que j’entendis : « Hé, stalker ! » Bon, ça ne me regardait pas, je continuai mon chemin, je tirai une cigarette du paquet. Quelqu’un me rattrapa, me prit par la manche. Je secouai cette main et, me tournant de profil, demandai très poliment :
« Qu’est-ce que t’as à me chercher, mister ?
— Attends, stalker, dit-il. J’ai deux questions. »
Je levai les yeux sur lui : le capitaine Quaterblood. Une vieille connaissance. Complètement desséché, d’un drôle de jaune.
« Ah ! dis-je, je vous salue, mon capitaine. Comment va votre foie ?
— Toi, stalker, arrête ton baratin », dit-il, d’un ton fâché et il me transperça de son regard. « Dis-moi plutôt pourquoi tu ne t’arrêtes pas tout de suite quand on t’appelle ? »
Et voilà que deux casques bleus se pointèrent derrière son dos : les pattes sur les étuis, les yeux, on les voit pas, on ne voit que des mâchoires bougeant sous les casques. Où est-ce qu’on les trouve, de cet acabit, au Canada ? On nous les envoie pour se multiplier ou quoi ? Dans la journée, en général, je n’avais pas peur des patrouilles, mais ces crapauds étaient bien capables de me fouiller et en ce moment précis ça ne m’arrangeait guère.
« Ah ! c’est donc moi que vous avez appelé, mon capitaine, dis-je. Je vous ai pourtant entendu appeler un stalker…
— Parce que tu n’es plus stalker ?
— Dès que j’ai quitté la prison où j’ai été grâce à votre bonté, dis-je, je me suis rangé. Je vous remercie, mon capitaine, vous m’avez ouvert les yeux. Sans vous…
— Qu’est-ce que tu faisais dans l’avant-Zone ?
— Comment ? J’y travaille. Ça fait déjà deux ans. »
Pour terminer cette conversation désagréable, je tirai mon carnet et le présentai au capitaine Quaterblood. Il le prit, le feuilleta page par page, renifla chaque tampon, tout juste s’il ne les lécha pas. Il me rendit le carnet, l’air tout content, ses yeux brillaient, ses joues étaient devenues roses.
« Excuse-moi, Shouhart, dit-il. Je ne m’y attendais pas. Donc, mes conseils n’ont pas été inutiles pour toi. Eh bien, c’est magnifique. Tu peux me croire ou non, mais même à l’époque je pensais qu’on pouvait faire de toi quelqu’un de bien. Je n’arrivais pas à admettre qu’un gars comme toi… »
Et ainsi de suite… Bon, me dis-je, voilà encore un mélancolique que j’ai guéri, mais, bien sûr, j’écoute attentivement, je baisse timidement les yeux, j’opine, j’ouvre les bras et même, si ma mémoire est bonne, je gratte le trottoir du bout de mon pied, l’air gêné. Les gorilles dans le dos du capitaine écoutèrent un bout et, je le vis, furent écœurés. Ils déguerpirent pour aller là où c’était plus marrant. Quant au capitaine, il s’épanchait toujours sur mes perspectives : que le savoir, c’est la lumière, que l’ignorance, c’est la nuit noire, que le Seigneur Dieu aime et apprécie le travail honnête, bref, ce prêchi-prêcha déchaîné avec lequel le prêtre de la prison nous empoisonnait chaque dimanche. Moi, j’avais envie de boire à n’en plus tenir. Ça fait rien, me dis-je, mon brave Red, ça aussi, tu le surmonteras. Il le faut, Red, tiens bon ! Il ne pourra pas continuer longtemps au même rythme, le voilà déjà qui commence à suffoquer… Là, à mon grand bonheur, une des voitures de patrouille se mit à klaxonner. Le capitaine Quaterblood se retourna, poussa une exclamation de dépit et me tendit la main :