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« Eh bien, dit-il. J’ai été content de découvrir en toi un honnête homme, Shouhart. Je m’enverrais volontiers un petit verre en ta compagnie à cette occasion. Il est vrai que je ne peux boire rien de fort, les docteurs me l’interdisent, mais une bière, je me l’enverrais avec plaisir. Seulement, tu vois, le service ! Ça ne fait rien, on se reverra. »

Dieu m’en garde, me dis-je. Mais je lui serrai la main, continuant à rougir et à agiter mon pied : tout ce qu’il voulait. Enfin, il partit et moi, je fonçai comme une flèche au Bortch.

À cette heure de la journée, le Bortch est vide. Ernest était derrière le zinc, en train de frotter des verres et de les regarder à la lumière. À propos, voilà une chose étonnante : à n’importe quel moment, ces barmen sont toujours en train de frotter des verres, comme si le salut de leurs âmes en dépendait. Ils sont bien capables de rester ainsi toute la sainte journée : ils prennent un verre, plissent les yeux, le regardent à la lumière, soufflent dessus et se mettent à le frotter, puis, de nouveau, le regardent, cette fois-ci par le fond et se remettent à refrotter…

« Salut, Ernie, dis-je. Arrête de le torturer, sinon tu vas y faire un trou ! »

Il me regarda à travers le verre, bougonna quelque chose qui semblait venir de son ventre et, sans un mot de trop, me versa quatre doigts d’alcool. Je grimpai sur un tabouret, avalai, fermai les yeux, secouai la tête et bus une autre gorgée. Le réfrigérateur cliquetait, un doux raclement sortait du juke-box, Ernest soufflait dans un autre verre, paix et tranquillité… Je terminai mon verre, le posai sur le zinc et Ernest, sans tarder, me versa encore quatre doigts de liquide transparent.

« Alors, ça va mieux ? marmonna-t-il. Tu te dégèles, stalker ?

— Ton affaire, c’est frotter, dis-je. Tu sais, il était une fois un type qui lui aussi, frottait, frottait et finit par évoquer un méchant esprit. Après, il se l’est coulée douce.

— Qui ça ? demanda Ernie, incrédule.

— Il y avait ici autrefois un barman, répondis-je. Avant toi.

— Et alors ?

— Rien. Pourquoi, penses-tu, qu’il y a eu la Visite ? Il frottait, il frottait et voilà… Qui, crois-tu, est venu nous visiter, hein ?

— Quel baratineur tu es », dit Ernie, approbateur.

Il passa à la cuisine et revint avec une assiette pleine de saucisses grillées. Il posa l’assiette devant moi, m’approcha du ketchup et se remit à frotter les verres. Ernest connaît son boulot. Son œil ne le trompe pas, il voit tout de suite qu’un stalker revient de la Zone, qu’il y a de la gratte et il sait de quoi ce stalker a besoin. C’est vraiment un bon pote, Ernie ! Un bienfaiteur de l’humanité.

Ayant terminé les saucisses, j’allumai une cigarette et commençai à calculer en gros combien Ernest gagnait sur nous. Je ne connais pas les prix pour la gratte en Europe, mais j’avais entendu dire vaguement que, par exemple, une « creuse » vaut pas loin de deux mille cinq, tandis qu’Ernie ne nous donne que quatre cent. Les « piles » y coûtent au moins cent ronds, et nous, on n’en reçoit que vingt dans le meilleur des cas. Le reste doit être dans le même style. Il est vrai que transporter la gratte en Europe n’est pas gratuit, c’est sûr. Il faut mouiller les uns, mouiller les autres, le chef de station, lui aussi, est certainement entretenu par eux… Bref, en réfléchissant bien, Ernest ne gagne pas des fortunes : quinze ou vingt pour cent, pas plus, et s’il se fait prendre, c’est dix ans garantis…

Là, je ne sais quel type poli interrompit mes pieuses méditations. Je ne l’entendis même pas entrer. Il surgit près de mon coude droit et demanda :

« Vous permettez ?

— Quelle question ! dis-je. Je vous en prie. »

Un type petit, maigrichon, avec un nez pointu et un nœud papillon. J’avais déjà vu sa photo quelque part, seulement je ne me souvenais pas où. Il escalada un tabouret et dit à Ernest :

« Un bourbon, s’il vous plaît ! » Et, aussitôt, à moi : « Excusez-moi, mais il me semble vous connaître. Vous travaillez à l’Institut international, n’est-ce pas ?

— Oui, dis-je. Et vous ? »

Il tira habilement de sa poche une carte de visite et la posa devant moi. Je lus : « Alois Makno, agent plénipotentiaire du Bureau d’émigration. » Bien sûr que je le connaissais. Il se collait aux gens pour les pousser à quitter la ville. Quelqu’un avait terriblement besoin que nous quittions tous la ville. Déjà, vous voyez, à Harmont il ne restait que la moitié de l’ancienne population. Mais non, il leur fallait déblayer complètement le terrain. Je repoussai la carte de l’ongle et lui dis :

« Non, merci beaucoup. Ça ne m’intéresse pas. Voyez-vous, je rêve de mourir dans ma patrie.

— Pourquoi donc ? demanda-t-il vivement. Excusez mon indiscrétion, mais qu’est-ce qui vous retient ici ? »

Comme si j’allais lui dire pour de vrai ce qui me retenait ici…

« Comment donc ! dis-je. Les doux souvenirs de l’enfance. Le premier baiser dans le jardin municipal. Maman, papa. Comment je m’étais saoulé la première fois dans ce bar. Le poste de police cher à mon cœur… » Là, je sortis de ma poche un mouchoir sale et le serrai contre mes yeux. « Non, dis-je. Pour rien au monde ! »

Il rit, lampa son bourbon et prononça d’un ton méditatif :

« Vous autres, Harmontois, je n’arrive pas à vous comprendre. La vie dans votre ville est dure. Le pouvoir est entre les mains des organisations militaires. L’approvisionnement laisse à désirer. La Zone est à deux pas. Vous vivez comme sur un volcan. À n’importe quel moment, il peut éclater une épidémie ou quelque chose de pire… Je comprends les vieillards. Il leur est difficile de quitter leur nid. Mais vous… Quel âge avez-vous ? Vingt-deux, vingt-trois ans, pas plus… Comprenez bien, notre Bureau est un organisme de bienfaisance, nous ne retirons de notre activité aucun profit. Simplement, nous voudrions que les gens quittent cet endroit diabolique et réintègrent la vraie vie. N’oubliez pas que nous garantissons la prime de déménagement, l’emploi dans le nouvel endroit et aux jeunes comme vous, la possibilité de faire des études… Non, je ne comprends pas.

— Ainsi, dis-je, personne ne veut partir ?

— On ne peut pas dire personne… Certains acceptent, surtout les gens qui ont une famille. Mais les jeunes et les vieux… Que trouvez-vous à cette ville ? C’est un trou, la province… »

Là, j’explosai.

« Monsieur Alois Makno ! dis-je. Tout est vrai. Notre ville est un trou. Elle a toujours été un trou et elle le reste. Seulement maintenant, c’est un trou dans l’avenir. À travers ce trou nous pomperons de telles choses dans votre monde minable que tout y sera changé. La vie sera autre, juste, chacun aura ce qu’il voudra. Le voilà, votre trou. À travers ce trou viennent des connaissances. Et quand nous posséderons la connaissance, nous ferons en sorte que tout le monde soit riche, nous volerons jusqu’aux étoiles, et partout où on veut. Voilà comment il est, notre trou… »

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