1.
Donc, hier, on est avec lui dans le dépôt, il est déjà tard, il ne reste qu’à enlever les combinaisons et foncer au Bortch[1], histoire de s’envoyer un ou deux petits verres de quelque chose de sérieux. Moi, je suis là sans rien faire, je soutiens le mur, j’ai fini mon boulot, je tiens déjà une cigarette toute prête, j’ai envie de fumer, c’est dingue – je n’en ai pas grillé une depuis deux heures – et lui, lui est encore en train de ranger ses trucs : il a chargé un coffre-fort, l’a fermé, a mis des scellés dessus et maintenant il charge l’autre, il enlève les « creuses » du transporteur, il les examine une par une de tous les côtés (et, soit dit en passant, elles sont lourdes, les salopes, six kilos et demi chacune) et, en gémissant, il les installe soigneusement dedans.
C’est fou le temps qu’il passe sur ces « creuses » et, à mon avis, sans aucun bénéfice pour l’humanité. À sa place, il y a belle lurette que j’aurais envoyé tout ça au diable et que je me serais occupé de quelque chose d’autre pour le même prix. Bien que, par ailleurs, en y réfléchissant, une « creuse » c’est un truc vraiment mystérieux et, si on peut dire, incohérent. Le nombre que j’ai transporté sur mon dos, c’est inimaginable, mais même maintenant, chaque fois que j’en vois une, je ne peux pas ne pas m’étonner. Il n’y a en tout et pour tout que deux disques en cuivre taille soucoupe, cinq millimètres d’épaisseur environ et à peu près quatre cents millimètres de distance qui les séparent, mais à part cette distance, il n’y a rien entre. Rien du tout, c’est vide. On peut y fourrer la main, on peut y fourrer même la tête si on est devenu complètement cinglé à les regarder : rien que le vide, de l’air et c’est tout. Mais malgré ça, entre eux il y a bien sûr quelque chose, d’après ce que je comprends, un genre de force, parce que personne encore n’a réussi ni à rapprocher ces disques l’un de l’autre, ni à les écarter.
Non, les gars, je vais vous dire qu’il n’est pas facile de décrire ce truc à quelqu’un qui ne l’a jamais vu, tellement il paraît simple, surtout quand tu l’auras bien examiné et que tu en auras enfin cru tes yeux. C’est la même chose que de décrire un verre à pied à quelqu’un, Dieu m’en garde : on ne peut que bouger les doigts et grommeler des malédictions à cause de son impuissance. Bon, mettons que vous avez tout compris et s’il reste quelqu’un qui n’a pas compris, qu’il prenne des rapports de l’Institut, là, dans chaque numéro, il y a des articles sur les « creuses » avec des photos.
Bref, Kirill se tue avec les « creuses », et ça fait presque un an déjà. Je suis avec lui depuis le début, mais jusqu’à présent je ne comprends pas complètement ce qu’il veut obtenir. Entre nous soit dit, je ne cherche pas particulièrement à le comprendre. Qu’il commence d’abord par comprendre lui, par savoir ce que c’est lui-même, alors, peut-être bien que je l’écouterai. Pour l’instant, je vois une chose : il lui faut à tout prix bousiller une de ces « creuses », la corroder avec de l’acide, l’écraser sous une presse, la faire fondre au four. Alors là, il comprendra tout, il sera couvert d’hommages et de gloire, et toute la science mondiale frémira de plaisir. Seulement, m’est avis que ce n’est pas demain la veille. Pour l’instant, il n’est encore arrivé à rien, le seul résultat, c’est qu’il est éreinté comme il n’est pas possible, il est devenu gris, silencieux et ses yeux sont comme ceux d’un chien malade, même qu’ils pleurent. Si c’était quelqu’un d’autre, pas lui, je l’aurais poussé à se beurrer comme une tartine, je l’aurais amené chez une superbe gonzesse pour qu’elle le remue, le lendemain matin encore une cuite et encore une gonzesse, mais une autre, et dans une semaine, il aurait été frais comme un gardon, les oreilles dressées, le nez au vent. Seulement à Kirill ce médicament ne convient pas. C’est même pas la peine d’essayer, il est d’une autre trempe.
Donc, comme je dis, on est avec lui dans le dépôt, je le regarde comment qu’il est devenu, avec ses yeux creux et j’ai tellement pitié de lui que je ne peux pas l’exprimer. C’est alors que je me décide. Enfin, ce n’est pas que je me décide, mais c’est comme si quelqu’un m’avait tiré par la langue.
« Écoute, dis-je, Kirill… »
Et lui, justement, est là, devant moi, la dernière « creuse » dans les bras et avec l’air d’être prêt à se fourrer dedans lui-même.
« Écoute, dis-je, Kirill ! Qu’est-ce que tu dirais d’une “creuse” pleine, hein ?
— Une creuse pleine ? » redemande-t-il et il fronce les sourcils comme si je lui parlais en charabia.
« Mais oui, dis-je. Ton piège hydromagnétique, comment que tu l’appelles… objet soixante-dix-sept B. Mais plein, avec je ne sais quelle idiotie dedans, couleur bleue. »
Là, je vois qu’il commence à piger. Il lève sur moi ses yeux, les plisse et derrière sa larme de chien apparaît une « lueur de raison », comme il adore dire.
« Attends, dit-il. Plein ? Le même truc, mais plein ?
— C’est ça.
— Où ? »
Ça y est, il est guéri, mon Kirill. Les oreilles dressées, le nez au vent.
« Viens, dis-je, on va en griller une. »
Il fourre rapidement la « creuse » dans le coffre-fort, claque la porte, la ferme à trois tours et demi et nous retournons au laboratoire. Pour une « creuse » vide Ernest donne quatre cents billets comptant. Pour une pleine, j’aurais pu lui pomper tout son sang pourri, à ce fils de pute, mais croyez-moi si vous voulez, sur le coup je n’y pensais même pas, parce que Kirill ressuscita carrément sous mes yeux, il devint comme une corde de violon bien tendue, tout juste s’il ne tintait pas ; il grimpa l’escalier quatre à quatre et n’offrit même pas du feu quand quelqu’un le lui demanda. Bref, je lui racontai tout : et comment elle était, et où elle se trouvait et comment il fallait s’en approcher de la meilleure façon. Il sortit aussitôt la carte, trouva le garage en question, y pointa le doigt, me regarda et, à coup sûr, comprit de quoi il retournait à mon sujet. Entre nous, qu’y avait-il de si difficile à comprendre ?
« Toi alors ! dit-il, en souriant. Eh bien, on va y aller. Demain matin, sans faute. À neuf heures je commande les laissez-passer, la “savate” et à dix heures, après la prière, on part. D’accord ?
— D’accord, dis-je. Et qui sera le troisième ?
— Pour quoi faire, le troisième ?
— Tu m’en diras tant ! C’est pas pour un pique-nique avec des nanas qu’on s’embarque. Et si quelque chose t’arrive ? C’est la Zone, dis-je. Tout doit être en règle. »
Il sourit un peu, il haussa les épaules.
« Comme tu veux ! Tu sais mieux que moi. »
Pour sûr que je sais mieux ! Je vois qu’il voulait me faire plaisir, pour que je sois couvert : le troisième est en trop, on y fera un saut tous les deux, bouche cousue, personne ne saura qui tu es. Seulement je suis au courant : ceux de l’Institut ne vont pas à deux dans la Zone. Leur règle, c’est que deux font le boulot et le troisième regarde pour qu’après, quand on le demandera, il puisse tout raconter.
« Moi personnellement, j’aurais pris Austin, dit Kirill. Mais je pense que tu n’en voudras pas. Ou bien il te va ?
— Non, dis-je. Qui tu veux, mais pas lui. Austin, tu le prendras une autre fois. »
Austin n’est pas un mauvais bougre, il a la bonne proportion de courage et de couardise, mais à mon avis il est déjà marqué. Kirill ne pourra pas s’en rendre compte, tandis que moi, je sais : ce type s’imagine qu’il connaît et comprend tout dans la Zone. Ce qui signifie que d’ici peu il se cassera la gueule. Qu’il se la casse, je n’ai rien contre. Mais sans moi.