« Bon, d’accord, dit Kirill. Et Tender ? »
Tender, c’est son second préparateur. Un gars bien, tranquille.
« C’est qu’il est un peu vieux, dis-je. Et puis, il a des gosses…
— Ça ne fait rien. Il a déjà été dans la Zone.
— Bien, dis-je. Prenons Tender. »
Bref, Kirill resta assis devant la carte et moi, je cavalai directement au Bortch, vu que j’avais envie de bouffer à en crever et que ma gorge était toute desséchée.
Bon. Je me présente le lendemain matin, comme toujours à neuf heures, je montre mon laissez-passer et je vois dans le poste de contrôle cette asperge de sergent à qui j’avais l’année dernière cassé la figure quand, beurré, il avait fait du gringue à Goûta.
« Salut, me dit-il. Toi, Rouquin, on te cherche dans tout l’Institut. »
Là, je l’interrompis, on ne peut plus poliment.
« Toi, ne m’appelle pas Rouquin, dis-je. Et ne cherche pas à être mon copain, espèce de perche suédoise.
— Mon Dieu, Rouquin ! dit-il, stupéfait. Mais tout le monde t’appelle comme ça. »
Avant d’aller dans la Zone, je suis toujours énervé comme une puce et, par-dessus le marché, je suis sobre. Alors, je le pris par la bandoulière et je lui exposai dans tous les détails ce qu’il était, et dans quelles conditions il avait été conçu par sa mère. Il cracha, me rendit mon laissez-passer et dit, ce coup-ci, sans tendresse aucune :
« Redrick Shouhart, vous devez immédiatement vous présenter devant le capitaine Hertzog, responsable du Département de la sécurité.
— Ça, c’est autre chose, lui dis-je. C’est comme ça qu’il fallait commencer. Potasse bien les règles, sergent, tu arriveras à être nommé lieutenant. »
Mais, entre-temps, je me dis : qu’est-ce que ça signifie ? Quel besoin a de moi le capitaine Hertzog aux heures de service ? Bon, je vais me présenter. Son bureau se trouve au deuxième étage, un bon bureau avec des grilles aux fenêtres comme à la police. Lui, Willy, il est assis à sa table, il souffle dans sa pipe et tape des paperasseries sur sa machine. Dans le coin, un petit sergent est en train de fouiller dans l’armoire en fer. C’est un nouveau, je ne le connais pas. Dans notre Institut, il y a plus de sergents que dans n’importe quelle division et tous, ils sont bien en chair, les joues roses, avec un teint de lys : eux, ils doivent pas aller dans la Zone, et les problèmes mondiaux, ils s’en fichent.
« Bonjour, dis-je. Vous m’avez demandé ? »
Willy me regarde comme si j’étais une place vide, repousse la machine à écrire, pose devant lui un énorme dossier et se met à le feuilleter.
« Redrick Shouhart ? dit-il.
— Tout juste », je réponds, et j’ai tellement envie de rigoler que je ne sais pas comment je tiens. Genre ricanement nerveux.
« Depuis combien de temps travaillez-vous à l’Institut ?
— Deux ans. Maintenant, c’est la troisième année.
— Famille ?
— Je suis seul, dis-je. Je suis orphelin. »
Alors, il se tourne vers son petit sergent et lui ordonne d’une voix sévère :
« Sergent Lummer, allez aux archives et apportez-moi le dossier numéro cent cinquante. »
Le petit sergent salue et se barre, tandis que Willy referme le dossier et me demande sombrement :
« Tu recommences ?
— Qu’est-ce que je recommence ?
— Tu le sais très bien. J’ai encore reçu un papier sur toi. »
Nous y voilà, je me dis.
« Et d’où vient-il ? »
Il fronce les sourcils et se met à taper nerveusement de sa pipe sur le cendrier.
« Ça ne te regarde pas, dit-il. Au nom de notre vieille amitié, je te préviens : laisse tomber cette histoire, laisse-la tomber pour toujours. Parce que si on te met le grappin dessus pour la deuxième fois, tu ne t’en tireras pas avec six mois. En plus, on te foutra à la porte de l’Institut immédiatement et pour toujours, tu comprends ?
— Je comprends, dis-je. Ça, je le comprends. Ce que je ne comprends pas, c’est qui est ce fils de pute qui a mouchardé… »
Mais le voilà de nouveau qui me regarde d’un œil vitreux, en train de souffler dans sa pipe vide et de feuilleter ses papiers. Ce qui signifie que le sergent Lummer est revenu avec le dossier numéro cent cinquante.
« Merci, Shouhart », dit le capitaine Willy Hertzog, surnommé Gros Lard. C’est tout ce que je voulais savoir. Vous pouvez disposer.
Bon, j’allai au vestiaire, enfilai ma combinaison, allumai une cigarette et, tout ce temps, me demandai : mais qui est-ce qui m’a vendu ? Si c’est quelqu’un de l’Institut, ce sont des bobards, personne ici ne sait rien sur moi et ne peut rien savoir. Si le papier vient de la police… là aussi, que peuvent-ils savoir sur moi à part mes anciennes affaires ? Ou alors Charognard s’est fait piquer ? Cette ordure vendrait sa propre mère pour se blanchir. Mais c’est que Charognard non plus, maintenant ne sait rien sur moi. J’avais beau me creuser la tête, je ne trouvais rien de valable et je me dis : je m’en fous ! La dernière fois, j’étais allé dans la Zone trois mois auparavant, j’avais écoulé presque toute la gratte et il ne me restait pratiquement plus d’argent. On ne m’avait pas pris la main dans le sac. Ce n’est pas maintenant qu’ils vont me prendre, je leur filerai entre les doigts.
Mais au moment où j’étais déjà en train de monter l’escalier, j’eus une soudaine illumination à tel point que je revins au vestiaire, m’assis et allumai une autre cigarette. Il en résultait que je ne devais pas aller dans la Zone aujourd’hui. Ni demain ni après-demain. Il en résultait que ces crapauds m’avaient de nouveau à l’œil, qu’ils ne m’avaient pas oublié et que s’ils m’avaient oublié, quelqu’un m’a rappelé à eux. À présent, il importait peu qui c’était. Aucun stalker, à moins d’être complètement maboule, ne s’approchera de la Zone, même de loin, s’il sait qu’on le surveille. Je devais me planquer dans le trou le plus sombre. Pour pouvoir dire : non, mais de quelle Zone parlez-vous ? Même avec un laissez-passer je n’y vais plus depuis plusieurs mois ! Qu’est-ce qui vous prend de chercher noise à un honnête préparateur ?
Tout ça, je le cogitai dans tous les sens et j’allai jusqu’à me sentir soulagé de ne plus devoir aller dans la Zone. Seulement, comment l’annoncer à Kirill le plus délicatement possible ?
Je lui dis directement :
« Je ne vais pas dans la Zone. Quels sont vos ordres ? »
Au début, c’est sûr qu’il écarquilla les yeux. Puis, visiblement, il pigea quelque chose : il me prit par le coude, me conduisit dans son bureau minuscule, me fit asseoir à sa table minuscule et s’installa à côté, sur le rebord de la fenêtre. On alluma des cigarettes. Silence. Puis, il me demanda avec une grande prudence :
« Il s’est passé quelque chose, Red ? »
Que voulez-vous que je lui dise ?
« Non, dis-je, il ne s’est rien passé. Hier, je me suis fait repasser de vingt billets, c’est dingue ce qu’il joue bien, ce salaud de Nounane…
— Attends, dit-il. Tu as changé d’avis ou quoi ? »
Là, je geignis, tellement j’étais tendu.
« Je ne peux pas, lui dis-je entre les dents. Je ne peux pas, tu comprends ? Je viens d’être convoqué par Hertzog. »
Il se ramollit d’un seul coup. Il eut de nouveau son air malheureux et ses yeux redevinrent ceux d’un caniche malade. Il respira convulsivement, alluma une nouvelle cigarette avec le mégot de la précédente et dit doucement :