Ce pneu ne me plut pas. Il jetait une ombre pas normale. Le soleil se trouvait derrière notre dos, mais l’ombre du pneu s’étirait jusqu’à nous. Bon, ça ne fait rien, il est loin. Ça paraît aller, on peut travailler. Mais, quand même, qu’est-ce que c’est, ce reflet d’argent, là-bas ? Ou bien c’est mes yeux qui me jouent des tours ? Si je pouvais m’asseoir tranquillement, réfléchir, me demander pourquoi les reflets étaient juste au-dessus des jerricans, pourquoi il n’y en avait pas à côté, pourquoi le pneu jetait cette drôle d’ombre… Charognard Barbridge m’avait raconté quelque chose sur les ombres, quelque chose de bizarre, mais d’inoffensif… Ça arrive parfois aux ombres d’ici. Mais, quand même, qu’est-ce que c’est comme reflets argentés ? On dirait exactement des toiles d’araignée sur des arbres. Quel genre d’araignée l’avait tissée, j’aimerais bien le savoir. C’est que jamais encore je n’avais vu aucun insecte dans la Zone. Et, le pire, c’est que ma « creuse » était justement là, elle traînait à deux pas des jerricans. J’aurais dû la faucher l’autre fois, on n’aurait eu maintenant aucun souci. Mais c’est qu’elle est lourde, la salope, vu qu’elle est pleine. J’avais pu la soulever, mais la trimbaler sur le dos, en plus la nuit, en plus à quatre pattes… Celui qui n’a jamais porté de « creuses », il n’a qu’à essayer : c’est la même chose que transbahuter vingt litres d’eau sans seaux… Alors, j’y vais ou pas ? Il faut y aller. Si je pouvais boire un coup… Je me tournai vers Tender et je dis :
« Maintenant, Kirill et moi, on va aller dans le garage. Toi, tu restes ici à titre de conducteur. Ne touche pas aux commandes sans mes ordres, quoi qu’il arrive, même si la terre s’enflamme sous tes pieds. Si tu paniques et que tu te barres, je te retrouverai même dans l’autre monde. »
Il hocha sérieusement la tête : ne t’inquiète pas, je ne paniquerai pas. Son nez ressemblait fortement à une prune. Il faut dire que je n’avais pas cogné de main morte… Bon, je déroulai des câbles tout doucement, regardai encore une fois ces reflets d’argent, fis un signe à Kirill et commençai la descente. Je me posai sur l’asphalte et j’attendis qu’il descende par l’autre câble.
« Ne te dépêche pas, lui dis-je. Ne te presse pas. Ça fera moins de remous. »
Donc, nous voilà avec lui sur l’asphalte, la « savate » se balance à côté de nous, les câbles bougent sous nos pieds. Tender pointe sa caboche par-dessus la rampe, nous regarde, les yeux pleins de désespoir. Il faut y aller. Je dis à Kirill :
« Suis mes traces, à deux pas de distance, vise mon dos et ne baye pas aux corneilles. »
Et j’avançai. Je m’arrêtai sur le seuil, regardai autour. Quand même, c’est tellement plus simple de travailler le jour que la nuit ! Je me souviens que j’étais couché là, sur ce même seuil. Il faisait noir comme dans l’oreille d’un Noir, la « gelée de sorcière » pointait ses langues bleues, semblables aux flammèches de l’alcool hors du trou et, le comble, n’éclairait rien du tout, la saloperie. Tout paraissait même encore plus sombre à cause de ces langues. Tandis que maintenant, c’est autre chose ! Les yeux sont habitués à l’obscurité, tout est parfaitement visible, on voit même la poussière dans les coins les moins éclairés. Effectivement, quelque chose d’argenté luisait dedans, des fils argentés montaient des jerricans jusqu’au plafond, ça ressemblait beaucoup à des toiles d’araignée. Il se peut que ce soit elles, mais il vaut mieux rester loin. C’est là que je fis une bourde. J’aurais dû mettre Kirill à côté de moi, attendre que ses yeux, eux aussi, s’habituent à la semi-obscurité et lui montrer ces toiles d’araignée, les lui montrer du doigt. Et moi j’étais habitué à travailler seul. Mes yeux voyaient bien et j’oubliai ceux de Kirill.
Je marchai dans le garage et me dirigeai droit vers les jerricans. Je m’accroupis devant la « creuse » qui paraissait nette, sans toiles d’araignée. J’en pris un côté et dis à Kirill :
« Allez, attrape, mais ne la fais pas tomber, elle est lourde… »
Je levai les yeux sur lui et eus le souffle coupé : je ne pouvais pas prononcer le moindre mot. Je voulais lui crier : attends, ne bouge pas – et je n’y arrivais pas. D’ailleurs, même si j’avais pu, je n’aurais pas eu le temps. Tout se passa bien trop vite. Kirill enjamba la « creuse », se détourna des jerricans et voilà que tout son dos pénétra dans cette chose argentée. Je ne réussis qu’à fermer les yeux. Tout se figea en moi, je n’entendais rien, rien sinon ces toiles d’araignée qui se déchiraient. Avec un craquement faible, sec, comme de la vraie toile d’araignée, mais, bien sûr, en plus fort. J’étais donc assis les yeux fermés, ne sentant ni mes bras ni mes jambes et Kirill dit :
« Alors, on soulève ?
— On soulève », dis-je.
Nous soulevâmes la « creuse » et la portâmes vers la sortie, marchant de côté. Elle était tellement lourde, la salope, que même à deux il était dur de la trimbaler. Nous sortîmes au soleil, nous nous arrêtâmes près de la « savate ». Tender nous tendait déjà ses paluches.
« Eh bien, dit Kirill. Un, deux…
— Non, dis-je. Attends. Posons-la d’abord. »
Nous la posâmes.
« Tourne-toi, dis-je. Montre ton dos. »
Sans un mot, il obéit. Je regardai son dos : il n’y avait rien. Je regardai bien de tous les côtés – rien. Alors, je me tournai et je regardai les jerricans. Là non plus – rien.
« Écoute, dis-je à Kirill, tout en louchant sur les jerricans. Tu as vu la toile d’araignée ?
— Quelle toile d’araignée ? Où ?
— Bon, dis-je. Dieu a été miséricordieux pour nous. »
N’empêche que je pensai : ça, ce n’est pas encore certain.
« Bien, dis-je, prends-la. »
Nous chargeâmes la « creuse » sur la « savate » et la posâmes sur sa base pour qu’elle ne roule pas. La voilà, notre petite chérie, toute neuve, toute propre. Le soleil joue sur le cuivre et la garniture bleue entre les disques miroite comme dans une légère brume irisée. À présent, on voit que ce n’est pas une « creuse », mais un genre de récipient, style pot de verre avec du sirop bleu. Après l’avoir admiré, nous grimpâmes dans la « savate » et, sans discours inutiles, nous mîmes le cap sur le chemin de retour.
Quand même, ces savants se la coulent douce ! Premièrement, ils travaillent le jour. Deuxièmement, il ne leur est difficile que d’aller dans la Zone, parce que pour le retour, la « savate » les conduit toute seule : elle possède un dispositif, une espèce de trajectographe, si on peut dire, qui la dirige en empruntant exactement le trajet qu’elle avait pris pour venir. Nous flottions ainsi en sens inverse, répétant toutes nos manœuvres, nous nous arrêtions, restions un peu suspendus et reprenions notre chemin, en passant par-dessus mes écrous. Tout juste si on ne pouvait pas les ramasser dans un sac.