Thor poussait Starplex au maximum. Keith jeta un regard inquiet à la constellation de lumières rouges qui clignotaient sur son tableau de bord. Le vaisseau continuait son ascension hors du puits de gravité de l’étoile, la route de sa retraite se rétrécissant à mesure que l’ouverture du transchangeur se refermait.
— Lansing, cria Jag, le champ de matière noire bouge… Il s’éloigne de l’étoile.
— Croyez-vous que cela ait un rapport avec la force répulsive dont vous parliez ?
Jag haussa ses deux paires d’épaules.
— Ce n’est pas vraiment le genre de conséquences auxquelles je m’attendais, mais…
— Évacuation du pont inférieur terminée, annonça Lianne en se tournant vers le commandant.
— Même de cette manière, il faut nous attendre à recevoir une sacrée dose de radiations quand le remous nous atteindra, remarqua Thor.
Une fois l’étoile entièrement sortie et le transchangeur disparu, il coupa les moteurs et transféra l’énergie sur les boucliers antiradiations. Entraîné par son élan, Starplex poursuivit sa route. L’alarme d’irradiation retentit de nouveau.
— Vous croyez que nous sommes assez loin ? demanda Keith.
Trop absorbé par les manœuvres de contrôle, Thor ne l’entendit pas.
— Sommes-nous assez loin ? répéta Keith.
Jag effectua un calcul rapide.
— Je crois, dit-il finalement, mais seulement grâce à la protection du pont-océan. Autrement, la dose reçue nous aurait tous tués.
— C’est bon. Continuons à nous éloigner. Lianne, établissez un tableau de service avec le minimum de cétacés et mettez tous les dauphins non indispensables en hibernation jusqu’à ce qu’on ait remplacé l’eau du pont-océan. Au rythme auquel l’étoile s’éloigne, il faudra plusieurs jours avant que nous puissions emprunter le transchangeur sans danger.
Il marqua une pause avant d’ajouter :
— Bon travail, tout le monde. Losange, dans quel état sont les baies d’amarrage ?
— Normalement, ça devrait aller. Leurs parois sont naturellement renforcées contre les radiations en cas de fuite ou d’explosion d’un vaisseau à l’intérieur.
— Parfait. Thor, prévenez-moi dès que nous serons suffisamment éloignés de l’étoile.
Keith se tourna vers le Waldahud.
— Jag, je vous charge de l’observation de cette fichue étoile. Je veux savoir d’où elle vient et ce qu’elle fait là.
VIII
Ce n’est qu’après plusieurs siècles de recherche que les humains déchiffrèrent le langage des dauphins, et avec lui, leurs amusants patronymes. Selon la coutume, chaque dauphin porte un nom-sonargramme en rapport avec l’une de ses caractéristiques physiques les plus originales, signe du goût pour l’exagération de ces cétacés qui se retrouve dans leur attrait pour la caricature, seule forme artistique humaine capable de les émouvoir.
L’un des meilleurs pilotes de Starplex était un dauphin dénommé Longuebouteille, une pâle traduction de la succession de trilles et de claquements qui, aux oreilles de ses congénères, caricaturaient son museau long et effilé.
De tous les vaisseaux auxiliaires, Longuebouteille préférait le Rum Runner, sorte de delta couleur bronze de vingt mètres de long sur dix de large. Équipé d’un réservoir d’eau au-dessous de son axe, ce vaisseau se divisait en deux zones d’habitat se rejoignant en U à l’arrière. Un sas séparait ces zones bâbord et tribord, respectivement adaptées aux conditions atmosphériques des humains et des Waldahuds.
De petites pinces sensorielles flottantes fixées sur les nageoires de Longuebouteille et reliées à des centaines de réacteurs de contrôle de position permettaient au dauphin de diriger le vaisseau grâce aux mouvements de son corps depuis le réservoir d’eau. Cette technique consommait une quantité de carburant si énorme que les Waldahuds avaient refusé de soumissionner le contrat de construction de ce type de vaisseaux, mais elle conférait aussi une maniabilité hors pair, et selon les dires de Longuebouteille, un plaisir de pilotage inégalé.
Bien que le Rum Runner eût une autonomie de plusieurs semaines, sa mission immédiate ne durerait que quelques heures avec un équipage limité à deux personnes : Longuebouteille et Jag.
Le vaisseau était amarré dans la baie numéro sept, l’une des cinq baies reliées au pont-océan par la salle des machines. Une fois ancré au mur du pont-océan, trois tubes d’accès se fixèrent au sas de son toit.
Longuebouteille et Jag montèrent à bord, et la porte de la baie s’ouvrit sur l’espace.
Le dauphin, célèbre pour ses sorties acrobatiques, monta le vaisseau en chandelle hors de la baie avant de tourner et se cambrer dans son réservoir, faisant effectuer au Rum Runner un large cercle autour du disque central. Après cette impressionnante mise en condition, il roula sur l’un des côtés du réservoir, et le vaisseau décrivit un grand arc, comme s’il voulait caresser de son aile le vaste vide interstellaire.
Jag commençait à s’impatienter, sentiment qui était totalement étranger à Longuebouteille, comme à tous ses congénères. Aussi, le dauphin poursuivit-il sa route par une série de bonds dans l’eau, immédiatement traduits en loopings dans l’espace. Des plaques de gravité sous l’habitacle de Jag compensaient complètement les mouvements du Rum Runner, mais Longuebouteille dans son réservoir d’eau ressentait le vaisseau comme une extension de son propre corps.
Enfin, lorsqu’il jugea s’être suffisamment amusé, le dauphin se dirigea vers son but suivant une longue trajectoire courbe, coûteuse en énergie mais tellement plus intéressante que ces lignes droites et ces arcs précis typiques des mécaniques célestes !
Bien qu’elle fût désormais à trente millions de kilomètres, l’étoile verte dominait toujours le paysage. Équipé d’écrans et de boucliers antiradiations plus puissants que ceux de Starplex, le Rum Runner pourrait s’en approcher beaucoup plus près.
Sous la direction fantasque de Longuebouteille, il plongea, frôlant l’énorme sphère juste cent mille kilomètres au-dessus de sa photosphère. De petits tuyaux sur le côté du vaisseau aspirèrent des échantillons de l’atmosphère stellaire.
— Vert de l’étoile une surprise pour moi, remarqua Longuebouteille dans l’hydrophone de son réservoir.
À l’instar de la plupart des dauphins, Longuebouteille était capable d’imiter approximativement les sons des langues humaine et waldahud, mais s’embrouillait dans la syntaxe, l’ordre des mots n’ayant aucune importance en grammaire cétacéenne. En mode normal, l’ordinateur se contentait donc de rendre ces sons intelligibles, ne passant en mode traduction que lorsque les cétacés parlaient delphinois.
Jag grogna.
— Moi aussi, je suis surpris. Avec une température de douze mille degrés en surface, ce fardint truc devrait être bleu ou blanc, pas vert. L’analyse spectrale est tout aussi surprenante : je n’ai jamais vu d’étoile contenant une telle concentration d’éléments lourds.
— Peut-être dans le transchangeur le passage l’a abîmé, suggéra Longuebouteille.
Il s’enroula sur lui-même dans son réservoir pour que le vaisseau tourne lentement autour de son axe. Même avec un bouclier antiradiation, il était préférable de ne pas exposer trop longtemps le même côté de l’appareil aux radiations stellaires.