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Jag grogna de nouveau.

— C’est possible. Le passage pourrait avoir raclé la plus grande partie de la chromosphère et de la couronne de l’étoile, et les lèvres du transchangeur, en pressant la photosphère, auraient éliminé le gaz raréfié au-dessus. Évidemment, une telle hypothèse est en contradiction avec les expériences précédentes qui ont montré qu’un objet ne subissait aucune modification structurale après avoir traversé un transchangeur. Mais, comme nous n’avons jamais eu affaire à un objet de cette taille…

Un vert éclatant bordait les écrans d’observation du Rum Runner. Des voiles opaques protégeaient les parties transparentes du vaisseau.

— Commençons par contourner l’étoile au niveau de l’équateur, ordonna Jag, puis nous passerons par les pôles. Il est possible qu’elle n’ait pas une structure uniforme. Je veux être certain que le spectre est uniforme avant de me pencher d’un peu plus près sur ces lignes d’absorption.

Il fallut cinq heures à une vitesse de un millième d’année-lumière pour faire le tour de l’étoile par l’équateur, et cinq autres heures pour la contourner par les pôles. Le nez collé à ses écrans, Jag ne quittait pas des yeux les lignes d’absorption.

— Du limon dans un lac… du limon dans un lac, répétait-il entre ses dents.

La solution demeurait cachée.

D’après son empreinte dans l’hyperespace, le Waldahud n’eut aucun mal à déterminer la masse de l’étoile, qui se révéla un peu plus lourde que dans ses prévisions. Sa surface – à l’exception de sa couleur – était assez typique, formée de granules serrés clairs et sombres produits par la convection des cellules dans la photosphère. Elle présentait même quelques taches solaires qui, contrairement à celles des autres étoiles, étaient connectées en forme d’haltères. Sans le moindre doute, il s’agissait d’une étoile, mais d’une étoile comme Jag n’en avait encore jamais observé.

— Prêt à rentrer ? demanda Longuebouteille, le repérage terminé.

Jag leva ses quatre bras avec résignation.

— Oui.

— Mystère résolu ?

— Non. Une étoile de ce genre ne devrait simplement pas exister.

Le Rum Runner fit demi-tour vers Starplex, Jag continuant à marmonner devant ses données pendant tout le reste du trajet.

Allongé dans son lit, Keith ne trouvait pas le sommeil. Il jeta un coup d’œil à sa femme près de lui. Le drap léger qui recouvrait son corps se soulevait et s’abaissait doucement au rythme de sa respiration.

Songeant qu’elle méritait mieux que ce qu’il lui offrait, il soupira profondément comme s’il voulait rejeter ses soucis et conjurer les images d’un temps meilleur.

Rissa avait des yeux noirs qui se relevaient en croissants de lune quand elle souriait. Sa bouche était petite, mais ses lèvres pleines et épaisses. D’une mère italienne et d’un père espagnol, elle avait respectivement hérité de cheveux noirs et brillants et d’un regard fier. En quarante-six ans de vie, Keith n’avait jamais rencontré de femme plus attirante qu’elle à la lumière d’une chandelle.

Ils s’étaient rencontrés en 2070. Il avait vingt-deux ans, elle, vingt, et un merveilleux visage. Évidemment, son corps s’était transformé au cours des années, et bien qu’elle fût toujours en bonne condition physique, ses proportions avaient changé. Mais les goûts de Keith aussi, et à sa propre surprise, il s’était aperçu qu’il pouvait désormais trouver une femme de quarante-deux ans attirante. Évidemment, vingt ans de mariage avaient rendu son désir moins constant, mais il suffisait qu’il voie Rissa sous un jour nouveau, avec un nouveau vêtement, les cheveux relevés d’une manière différente, ou en train de s’étirer pour attraper un objet en haut d’une étagère, pour que son envie d’elle se réveille.

Et pourtant…

Pourtant, Keith savait que le temps avait passé. Son crâne clairsemé n’était-il pas là pour le lui rappeler ? Oh, bien sûr, il y avait toujours des « remèdes » pour ce genre de choses – comme si un phénomène aussi naturel que la calvitie masculine méritait d’être soigné ! – mais y recourir lui semblait tellement vain et stupide. En outre, à partir d’un certain âge, les vrais scientifiques se devaient d’être chauves. Un a priori idiot de plus !

Le père de Keith, lui, avait gardé son épaisse tignasse brune jusqu’à ce qu’il soit tué à cinquante-cinq ans. Peut-être utilisait-il l’un de ces produits de repousse du cheveu ? Mais qu’est-ce que ça changeait, après tout ? De toute façon, Keith se serait senti ridicule s’il avait agi ainsi.

Il songea à sa réaction lorsqu’il avait appris que la poitrine de Mandy Lee, une star de l’holovidéo qui peuplait ses rêves de gamin de douze ans, était refaite. À l’époque, rien ne le faisait plus fantasmer que les gros seins – sans doute parce que les filles de sa classe étaient toutes plates comme des planches et que les seins représentaient le monde tabou et inconnu de la sexualité adulte. Mais, à partir du jour où il avait su que ceux de Mandy (surnommée « La star binaire » par un petit plaisantin de HV Guide) étaient faux, le petit garçon qu’il était avait perdu tout intérêt pour elle. En fait, il ne pouvait plus regarder l’actrice sans penser aux implants sous les deux dômes d’albâtre, et s’imaginer des cicatrices qui pourtant, il le savait, n’existaient plus depuis qu’on opérait au laser. Et plus de trente ans plus tard, rien n’avait changé : il ne supportait toujours pas l’idée de se laisser duper par du factice… et encore moins celle d’entendre chuchoter dans son dos : « En réalité, ce type est chauve, vous savez. »

Voilà donc où ils en étaient aujourd’hui, Rissa et lui. Toujours amoureux, sans la passion de leur jeunesse, mais d’une manière beaucoup plus naturelle et satisfaisante.

Et pourtant…

Pourtant, nom d’un chien, il venait d’avoir quarante-six ans ! Il devenait vieux, chauve, grisonnant, et n’avait jamais connu d’autre femme que Rissa hormis ses trois – seulement trois ! – aventures à l’université. Trois et Rissa, quatre au total. Une moyenne inférieure à une tous les dix ans. Même un Waldahud pouvait compter ses partenaires sur les doigts d’une seule main !

Keith s’en voulait de penser de cette façon. Il s’en voulait d’autant plus que Clarissa et lui avaient construit ce que tant d’autres couples cherchaient en vain : une relation profonde, solide et confiante, une histoire d’amour qui s’était enrichie au fil du temps.

Et pourtant…

Pourtant, il y avait Lianne Karendaughter. Comme Mandy Lee, l’idéal de beauté de sa jeunesse, Lianne possédait de délicieux traits asiatiques, un charme exotique auquel il avait toujours été sensible. Keith ignorait son âge exact, mais il savait sans le moindre doute qu’elle était plus jeune que Rissa (même s’il s’était toujours refusé à vérifier ce détail dans son dossier personnel, ce que son poste de directeur lui aurait permis de faire sans difficulté).

Lianne avait embarqué comme directrice des Opérations internes lors du dernier passage de Starplex à Tau Ceti, et Keith passait de nombreuses heures à travailler avec elle sur le pont central. Pourtant, et c’est ce qui l’inquiétait le plus, il avait l’impression que ce n’était jamais assez.

Jusqu’ici, il n’avait commis aucun impair. Il pensait même contrôler parfaitement la situation. Mais ce n’était pas une raison pour se bander les yeux. La crise des quarante ans était là, avec sa peur de se sentir moins séduisant, moins viril. Une aventure avec une belle jeune femme ne représentait-elle pas le meilleur moyen de l’affronter ?