Fantasmes stupides, bien sûr…
Keith se tourna en position fœtale du côté de Rissa. Il aimait sa femme et n’avait aucune intention de la blesser. Mais elle n’était pas obligée de l’apprendre…
Merde, vieux, sois réaliste ! Évidemment qu’elle l’apprendrait. Et comment pourras-tu encore la regarder en face après ça ? Et ton fils, Saul ? Que pensera-t-il de toi ?
Keith avait déjà vu son fils le regarder avec fierté, lui hurler dessus avec colère, mais il ne l’avait jamais vu le considérer avec mépris. Serait-il capable de le supporter ?
Si seulement il pouvait dormir et arrêter de se torturer l’esprit !
Les yeux grands ouverts dans le noir, il attendit le sommeil.
Après avoir amarré le Rum Runner, Longuebouteille partit déjeuner et Jag regagna le pont central. Pour ne pas s’affaisser sur ses quatre pattes, le Waldahud s’appuyait sur une canne gravée de motifs compliqués. Keith, Rissa, Thor et Lianne s’étaient reposés pendant la nuit, et Losange, à l’instar de ses congénères, ne dormait jamais (une caractéristique qui rendait encore plus injuste la durée de vie particulièrement longue des Ebis). Épuisé, Jag ne rendit pas son rapport debout devant les six stations de travail, selon son habitude, mais assis dans l’une des chaises réservées aux visiteurs en arrière du pont. Ses collègues pivotèrent leurs sièges vers lui.
— Alors ? s’enquit Keith d’un air impatient.
Le temps de mettre un peu d’ordre dans ses idées et le Waldahud aboya :
— Comme le savent certains d’entre vous, les étoiles se divisent grossièrement en trois catégories selon leur âge. Celles de la première génération, les plus anciennes, sont essentiellement constituées d’hydrogène et d’hélium, les deux éléments originels. Moins de 0,02 % de leur masse est formée d’atomes plus lourds, produits par l’étoile elle-même au cours de ses fusions. Lorsque ces étoiles de première génération se transforment en novae ou supernovae, ces éléments plus lourds viennent enrichir les nuages de poussière interstellaire. Ces nuages étant à l’origine des étoiles de la seconde génération, il est normal que 1 % ou plus de leur masse soit représentée par de tels métaux, le terme « métal » désignant ici tous les éléments plus lourds que l’hélium. Encore plus récentes, les étoiles de la troisième génération renferment environ 2 % de métal. Ces étoiles sont les plus nombreuses de nos jours, mais elles cohabitent toujours avec quelques étoiles de la première génération et un grand nombre de la seconde.
Jag fit une pause et regarda son auditoire avant de reprendre :
— Eh bien, cette étoile…
Il tendit l’un de ses bras du milieu vers la sphère verte de l’hologramme.
— … est formée d’environ 8 % de métaux, c’est-à-dire quatre fois plus qu’une étoile typique de la troisième génération. Ce truc est une véritable mine de fer.
— Pourquoi est-elle verte ? demanda Keith.
— Elle n’est pas vraiment verte, bien sûr. Du moins, pas plus qu’une étoile dite « rouge » est rouge. En fait, presque toutes les étoiles sont blanches, avec juste une pointe de couleur.
Jag désigna le champ d’étoiles autour d’eux de ses deux bras centraux.
— Par convention, PHANTOM colore les étoiles de notre bulle holographique en fonction du diagramme de Hertzsprung-Russell. L’étoile qui nous intéresse présente une légère nuance verdâtre due à la grande quantité de métaux qu’elle contient. La présence de ces métaux se traduit par un nombre de lignes d’absorption suffisamment important pour faire écran au rayonnement thermique qui s’exprime dans les bleus et l’ultraviolet, et faire apparaître une dominante dans les verts.
La fourrure frissonnante, Jag poursuivit :
— Si je ne la voyais pas de mes propres yeux, je dirais qu’une étoile contenant une telle quantité de métal ne peut pas exister dans l’univers à notre époque. Des conditions locales exceptionnelles doivent être à l’origine de son apparition, et…
— Pardonnez cette interruption, mon bon Jag, coupa Losange, mais je détecte une pulsation de tachyons.
Keith fit rapidement pivoter son siège vers le transchangeur.
— Mon Dieu ! s’écria Jag en se levant. La plupart des étoiles appartiennent à des systèmes stellaires…
— Le vaisseau ne supportera pas le passage d’une seconde étoile, fit Lianne. Nous allons…
Mais l’ouverture du transchangeur avait déjà cessé de se dilater. Large de soixante-dix centimètres, elle rejeta un petit objet avant de se rétracter jusqu’à un point invisible.
— C’est un watson, annonça Losange.
Une bouée automatique de communication.
— Elle vient de la station Grand Central.
— Que dit-elle ? demanda Keith.
— Le message est en russe.
— PHANTOM, traduisez.
La voix de l’ordinateur central s’éleva sur le pont.
— Valentina Ilianov, Provost, colonie de New Beijing, à Keith Lansing, directeur, Starplex. Une naine rouge de classe M vient d’émerger du transchangeur de Tau Ceti. Par chance, sa trajectoire s’éloigne de notre station et, jusque-là, nous n’avons subi aucun dommage. En revanche, il n’a pas été facile de diriger ce watson jusqu’au transchangeur en évitant l’étoile. Nous avons réussi à contacter le centre d’astrophysique de Rehbollo pour leur faire part du phénomène, et ils nous ont annoncé qu’eux aussi venaient d’être frôlés par une étoile émergée du transchangeur local. Une étoile bleue de classe B. J’essaie actuellement d’évaluer l’importance de ce phénomène en contactant tous les autres transchangeurs en activité. Fin du message.
Keith balaya du regard le pont baigné de lumière verte.
Mon Dieu !
IX
— Ça ressemble à une attaque, remarqua Thorald Magnor en quittant son poste de contrôle pour venir s’asseoir à la droite de Jag dans la partie réservée aux invités. Jusqu’ici, on a eu de la chance, mais l’envoi d’une nouvelle étoile dans un système pourrait y détruire toute vie.
D’un mouvement de ses deux bras inférieurs, Jag montra son désaccord.
— La plupart des transchangeurs sont situés dans l’espace interstellaire, dit-il. Même celui que vous appelez « transchangeur de Tau Ceti » est à plus de trente-sept milliards de kilomètres de cette étoile, plus de six fois la distance entre Pluton et Sol. À mon avis, dans, disons quinze cas sur seize, l’arrivée d’étoiles supplémentaires n’entraînerait que des changements mineurs dans les systèmes les plus proches. Quant aux risques qu’elles endommagent à court terme les planètes habitées, ils sont d’autant plus faibles que celles-ci sont aussi peu nombreuses qu’éloignées les unes des autres.
— Ces étoiles pourraient-elles se transformer en… bombes ? demanda Lianne. Vous nous avez dit que cette étoile verte est inhabituelle. N’est-elle pas tout simplement sur le point d’exploser ?
— Je ne suis qu’au début de mes observations, répondit Jag, mais, à première vue, je dirais que notre visiteuse a encore au moins deux milliards d’années à vivre. Quant aux naines singletons de classe M, comme celle sortie à Tau Ceti, elles ne se transforment jamais en novae.
— Il n’empêche, intervint Rissa, qu’elles risquent de perturber les nuages de Oort des systèmes stellaires qu’elles frôlent et de provoquer des pluies de comètes sur les planètes de l’intérieur. Je me souviens d’une vieille théorie selon laquelle une naine brune du nom de Némésis, je crois, aurait frôlé Sol et causé une chute de comètes à la fin du Crétacé.