— Il s’est avéré que Némésis n’avait jamais existé, répliqua Jag. Mais même si vous aviez raison, les races du Commonwealth disposent aujourd’hui d’une technologie assez avancée pour affronter une chute importante de comètes. D’autant plus qu’il s’écoulerait plusieurs dizaines d’années, voire des siècles, avant que celles-ci tombent à l’intérieur du système. Le problème aurait largement le temps d’être résolu.
— Cela ne nous explique pas pourquoi ces étoiles viennent jusqu’à nous, déclara Thor. Nous ne savons même pas si nous devons les arrêter.
— Les arrêter ? répéta Keith avec un ricanement. Comment ?
— En détruisant les transchangeurs, répondit Thor d’un ton d’évidence.
Keith cligna des paupières.
— Je ne suis pas sûr que nous puissions les détruire. À votre avis, Jag ?
La fourrure frémissante, le Waldahud réfléchit un instant avant de déclarer dans un aboiement étonnamment doux :
— En théorie, oui.
Il évita soigneusement le regard de Keith pour poursuivre :
— À l’époque des premiers contacts avec les humains, quand les choses menaçaient encore de mal tourner, notre gouvernement a demandé à nos astrophysiciens de se pencher sur la question. Nous avions besoin de savoir s’il serait possible de fermer Tau Ceti en cas de problème.
— Fermer Tau Ceti ! Mais vous n’aviez pas le droit ! s’exclama vivement Lianne.
Jag leva ses deux paires d’yeux sur elle.
— Question de politique. Un bon gouvernement doit prévoir le pire.
— Ce n’est pas une raison pour détruire notre transchangeur ! répliqua Lianne, le visage empourpré de colère.
— Nous ne l’avons pas détruit.
— Mais vous y avez pensé. Si vous ne vouliez pas que nous ayons accès à Rehbollo, il fallait détruire votre transchangeur, pas le nôtre.
Keith se tourna vers la jeune femme.
— Lianne, murmura-t-il.
Elle leva les yeux vers lui. Il lui fit signe de se calmer, puis s’adressa de nouveau à Jag :
— Finalement, vous avez trouvé un moyen ?
Le Waldahud acquiesça d’un haussement de ses épaules supérieures.
— Gaf Kandaro em-Weel, mon père, était responsable du projet. Les transchangeurs sont des constructions hyperspatiales dont la sortie se situe à un point-lien de l’espace ordinaire. Un système exactement identique lui est coordonné dans l’hyperespace. Puisqu’il n’est pas « relatif », ce milieu n’est évidemment pas concerné par les restrictions einsteiniennes de la vitesse. En revanche, l’espace ordinaire, lui, est « relatif », et la sortie – ce que nous nommons la porte – du transchangeur doit impérativement être ancrée de façon relative dans un point de cet espace. Si l’on arrive à désorienter ce point d’ancrage afin qu’il ne puisse plus rien expulser venant de l’hyperespace, il s’évaporera dans un souffle de radiations Cerenkov.
— Et par quel moyen pourrions-nous désorienter ce point d’ancrage ? demanda Keith, sceptique.
— Avant tout, il faut se souvenir qu’un transchangeur n’est rien d’autre qu’un simple point tant qu’aucun objet ne le traverse. On peut donc imaginer compenser la courbure locale de l’espace-temps en entourant le transchangeur endormi d’une couronne de générateurs de gravité artificielle spécialement conçus à cet effet. Même si la plupart des transchangeurs se situent dans l’espace interstellaire, ils n’en restent pas moins à l’intérieur de l’entaille créée par notre galaxie. Si on ferme cette entaille, l’ancre ne trouve plus de point où s’accrocher et disparaît. Étant donné la taille infime d’un transchangeur endormi, une couronne d’un mètre ou deux de diamètre devrait suffire… à condition qu’elle soit suffisamment alimentée en énergie, évidemment.
— Est-ce que Starplex suffirait à produire cette alimentation ? s’informa Losange.
— Sans problème.
— C’est fantastique ! s’exclama Keith.
— Il n’y a là rien d’extraordinaire, remarqua Jag. Puisque la gravité entaille l’espace-temps, il est logique qu’une gravité artificielle modifie cette entaille. Sur Rehbollo, il nous est déjà arrivé d’utiliser des bouées gravitationnelles pour aplanir localement l’espace-temps et permettre le passage en hyperpropulsion à faible distance de notre soleil.
— Comment se fait-il que nous n’ayons reçu aucune information à ce sujet sur le Réseau d’Astrophysique du Commonwealth ? demanda sèchement Lianne.
— Hum… Personne ne nous en a jamais demandé, répondit Jag avec embarras.
— En agissant ainsi, on aurait pu s’éloigner de l’étoile verte en hyperpropulsion, remarqua Keith. Pourquoi ne pas l’avoir suggéré alors ?
— Parce que ça n’aurait servi à rien. Vous ne pouvez pas faire ça vous-même ; la source d’énergie doit être extérieure. Croyez-moi, nous avons essayé de trouver un moyen pour que les vaisseaux effectuent eux-mêmes cette opération, mais ça n’a jamais marché. Pour reprendre une métaphore humaine, c’est comme retirer soi-même ses bottes. On est à la plus mauvaise place pour y arriver.
— Le problème, c’est que si nous obligions ce transchangeur à… s’évaporer de là où nous sommes, nous n’aurions plus aucun moyen de rentrer, remarqua Keith.
— Exact, approuva le Waldahud. En revanche, nous pourrions régler les bouées gravitationnelles afin qu’elles se rapprochent du transchangeur après notre passage.
— Vous oubliez que les étoiles semblent sortir d’un grand nombre de transchangeurs, rappela Rissa. Si nous détruisons les transchangeurs de Tau Ceti, Rehbollo et Flatland, nous pouvons dire adieu au Commonwealth. Après ça, chaque planète se retrouvera isolée.
— Mais à l’abri, rétorqua Thor.
Keith le dévisagea d’un air contrarié.
— Vous ne voulez tout de même pas mettre volontairement fin au Commonwealth ?
— Il y a une autre possibilité.
— Ah oui ? Laquelle ?
— Transporter les races du Commonwealth dans des systèmes stellaires éloignés de tout transchangeur. On pourrait trouver trois systèmes proches les uns des autres avec des planètes habitables pour chaque race, et rester une communauté grâce à des liaisons par hyperpropulsion normale.
Keith écarquilla les yeux d’incrédulité.
— Vous vous rendez compte que vous parlez de trente milliards d’individus !
— On n’a pas le choix, rétorqua Thor.
— Les Ebis ne quitteront jamais Flatland, déclara Losange avec une brusquerie inhabituelle.
— C’est complètement ridicule, renchérit Keith. On ne peut pas fermer les transchangeurs.
— Si c’est une question de vie ou de mort, non seulement nous le pouvons, mais nous le devons, insista Thor.
— Pour l’instant, rien ne nous prouve que l’arrivée de ces étoiles représente une menace. D’ailleurs, j’ai du mal à croire que des êtres assez avancés pour déplacer des étoiles puissent avoir des intentions belliqueuses.
— Peut-être n’en ont-ils pas, répliqua Thor. Du moins, pas plus que des ouvriers détruisant des fourmilières. Peut-être nous trouvons-nous simplement sur leur route…
À midi, Keith proposa à Rissa de déjeuner avec elle. À quoi bon rester sur le pont central puisqu’il ne pouvait prendre aucune décision avant d’avoir obtenu plus d’informations sur ces étranges étoiles qui traversaient les transchangeurs ?
Starplex comprenait huit restaurants. Le choix du terme « restaurant » était délibéré, car si les humains aimaient se servir d’appellations militaires pour désigner les différentes installations de Starplex (mess pour restaurant, infirmerie pour hôpital ou quartiers pour appartements), les Ebis et les dauphins qui, contrairement aux deux autres races, ne possédaient aucune tradition militaire, refusaient toute allusion à ce domaine, même dans les conversations les plus ordinaires.