Starplex avait été soigneusement conçu pour rendre la vie à bord le moins monotone possible, et ses restaurants, de catégories variées, offraient des plats et des ambiances très différents. Ce jour-là, Keith et Rissa optèrent pour le Kog Tahn, le restaurant waldahud du pont vingt-six. Derrière les fausses vitres de la salle, des hologrammes reproduisaient les vastes plaines marécageuses de boue gris violacé de Rehbollo où couraient fleuves et ruisseaux. Des bouquets de stargins, sortes d’amarantes rehbolliennes de couleur bleue de trois ou quatre mètres de haut, apparaissaient çà et là. Bien qu’elle ne fût pas exploitable, la boue était riche en minéraux et débris de matériaux organiques, et chaque stargin y puisait sa nourriture grâce à ses milliers de pousses entrelacées qui lui servaient de racines près de sa base et se déployaient en organes de photosynthèse près du sommet. Poussées par le vent à travers les plaines, ces plantes géantes roulaient sur elles-mêmes ou flottaient sur les ruisseaux jusqu’à ce qu’elles trouvent une zone suffisamment fertile où s’enraciner par immersion de leur tige dans la vase.
Le ciel holographique était gris-vert, faiblement éclairé par une grosse étoile rouge. Malgré la mélancolie qui se dégageait de ce paysage, Keith appréciait ce restaurant pour la qualité de sa nourriture. Essentiellement végétariens, les Waldahuds se nourrissaient de plantes toutes plus succulentes les unes que les autres, et Keith était particulièrement friand des pousses de stargin.
Évidemment, les huit restaurants de Starplex accueillaient toutes les races et offraient des plats correspondant aux besoins métaboliques des représentants de chacune d’elles. Keith accompagna sa salade de stargin d’un sandwich au fromage grillé et de deux gros cornichons marinés. Les Waldahuds, dont les femelles, à l’instar des mammifères terrestres, sécrétaient un liquide nutritif pour leurs nouveau-nés, se montraient profondément choqués à l’idée de boire du lait animal. Mais leur goût pour le fromage semblait leur faire oublier l’origine de ce produit.
Rissa était assise face à Keith. La table, conçue selon les standards waldahuds, avait la forme d’un haricot terrestre creusé dans un matériau végétal poli qui n’était pas du bois mais présentait de jolies veinures claires et sombres. Selon la coutume waldahud qui voulait que la femelle s’installe à la place d’honneur, sa cour de mâles autour d’elle, Rissa avait pris place dans le creux du haricot.
Plus aventureuse que Keith, elle avait commandé des « moules sanguines », bivalves rehbolliens vivant au fond des lacs. Leur couleur rouge violacé dégoûtait Keith, comme elle dégoûtait d’ailleurs beaucoup de Waldahuds auxquels elle rappelait la teinte de leur sang. Mais Rissa épargna cette vue à son mari et à ses voisins en portant le coquillage fermé à ses lèvres avant de l’ouvrir et d’avaler habilement le mollusque sans le laisser paraître.
Keith et Rissa mangèrent en silence. Bien que ce fait fût désormais courant, Keith se demandait toujours s’il s’agissait d’un bon ou d’un mauvais signe. Cela faisait des années maintenant qu’ils avaient abandonné les petits bavardages pour ne rien dire. Bien sûr, si un problème tracassait l’un ou l’autre, ils en discutaient longuement ensemble, mais la plupart du temps ils se contentaient d’apprécier leur compagnie mutuelle sans éprouver le besoin de parler. Du moins, c’était ce que ressentait Keith… et il espérait que sa femme partageait ce sentiment.
Keith portait un morceau de stargin à sa bouche avec un katook (un couvert waldahud ressemblant à des griffes d’ornithorynque) quand un panneau Intercom sortit du plateau de la table, le visage de Hek, l’expert en communications radio du vaisseau, sur l’écran.
— Rissa, salua le Waldahud avec un accent de Brooklyn encore plus prononcé que Jag.
L’angle du panneau Intercom ne lui permettait pas de voir Keith.
— J’ai analysé les émissions radio décelées près de la longueur d’onde centimétrique vingt et un. Vous ne devinerez jamais ce que j’ai trouvé. Rejoignez-moi dans mon bureau immédiatement.
Keith posa son katook, regarda sa femme et se leva.
— Je t’accompagne, dit-il.
Tout en traversant le restaurant, il songea que c’était la seule phrase qu’il avait prononcée au cours du repas.
Keith et Rissa montèrent dans l’ascenseur. Un écran sur le côté affichait le numéro du pont où se trouvait la cabine – le 26 – et le plan correspondant : une croix munie une longue barre horizontale. À mesure qu’ils montaient, les chiffres diminuèrent et la barre horizontale se rétrécit. Les deux humains sortirent au niveau de la salle de radioastronomie, où ils furent accueillis pas Hek, un Waldahud de petite taille à la fourrure beaucoup plus rouge que Jag.
— Ravi de vous voir, Rissa, dit-il avec la déférence due aux femelles.
À l’adresse de Keith, il se contenta d’un hochement de tête accompagné d’un bref :
— Lansing.
Chez les Waldahuds mâles, l’indifférence affichée envers leur propre sexe n’exceptait pas leurs supérieurs.
— Hek, répondit Keith de la même manière.
Le Waldahud se tourna vers Rissa.
— Vous vous souvenez des émissions radio que nous avons interceptées ?
Son aboiement résonnait dans la petite salle.
Rissa acquiesça d’un signe de tête.
— Eh bien, mon analyse initiale ne montrait aucune répétition.
Il tourna une paire d’yeux vers Keith avant d’expliquer :
— Un signal volontaire se repère généralement par la répétition d’une ou de plusieurs séquences dans une durée pouvant varier de quelques minutes à quelques heures. Je n’ai rien trouvé de tel dans le cas qui nous occupe. En fait, je n’ai décelé aucune structure d’ensemble. Pourtant, en écoutant plus attentivement, des séquences d’une seconde ou moins sont apparues. Pour l’instant, j’en ai repéré six mille soixante-dix. Certaines ne se répètent qu’une ou deux fois, d’autres un peu plus, et quelques-unes jusqu’à dix mille fois.
— C’est fantastique ! s’exclama Rissa.
— Qu’est-ce que ça signifie ? s’enquit Keith à côté d’elle.
Elle se tourna vers lui.
— Que ces bruits peuvent correspondre à un langage radio.
Hek haussa ses épaules supérieures.
— C’est exact. Chaque séquence pourrait représenter un mot. Celles qui reviennent le plus souvent seraient les plus fréquents, par exemple, l’équivalent de nos pronoms ou nos prépositions.
— Et d’où viennent ces émissions ? s’informa Keith.
— D’une zone située dans ou juste derrière le champ de matière noire.
— Vous êtes certain qu’il s’agit de signaux intelligents ?
Le cœur de Keith battait fébrilement dans sa poitrine.
Cette fois, Hek souleva ses épaules inférieures.
— Pas à cent pour cent. Le problème, c’est que ces émissions sont très faibles. Au-delà d’une certaine distance, elles ne se distinguent plus du rayonnement du fond cosmique. Mais si, comme je le crois, il s’agit bien de mots, ils s’organisent de toute évidence selon une syntaxe. Outre l’absence de doublons, j’ai relevé l’apparition de certaines séquences uniquement en début ou en fin d’émission, ou encore systématiquement après un autre type de séquence particulière. Les premières pourraient être des adjectifs ou des adverbes et les secondes les noms ou les verbes qu’ils modifient, ou vice versa.