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Rissa reposa sa pointe de lecture et remit rapidement de l’ordre dans ses cheveux… avant de s’amuser de son propre geste en songeant qu’un Ebi se moquait bien de sa coiffure.

Tandis que Petit wagon roulait vers elle, PHANTOM écarta un des sièges polymorphes du bureau pour lui faire de la place.

— Je vous prie de me pardonner de vous déranger ainsi, ma très bonne Rissa, s’excusa Petit wagon dans son élégant accent british.

Rissa lui sourit.

— Oh, vous ne me dérangez pas, je vous assure. Au contraire.

Petit wagon gonfla son filet sensoriel comme une voile afin d’examiner le dessus du bureau de son interlocutrice.

— Paperasserie, remarqua-t-elle. Ça a l’air ennuyeux.

— Terriblement ! approuva Rissa. Alors, que puis-je pour vous ?

Suivit un long silence – très surprenant de la part d’un Ebi – après lequel Petit wagon déclara enfin :

— Je viens vous donner mon préavis.

— Votre préavis ? répéta Rissa sans comprendre.

Des lumières dansèrent sur le filet sensoriel de l’Ebi.

— Mes excuses sincères si j’ai mal choisi mes mots. Ce que je veux dire, c’est que je suis profondément désolée de devoir vous informer que, dans cinq jours, je ne pourrai plus travailler avec vous.

Rissa fronça les sourcils.

— Vous… démissionnez ?

Nouvelles lumières.

— Oui.

— Mais pourquoi ? Je croyais que ces recherches sur la sénescence vous intéressaient. Maintenant, si vous préférez un autre domaine…

— Il ne s’agit pas de cela, très bonne Rissa. Ces recherches sont fascinantes et indispensables, et j’ai été très honorée que vous m’ayez laissée y participer à vos côtés. Mais dans cinq jours, mes priorités seront différentes.

— C’est-à-dire ?

— J’ai une dette à payer.

— À qui ?

— Aux autres entités biologiques intégrées. Dans cinq jours, je devrai partir.

— Partir où ?

— Non, non, pas partir. Partir.

Rissa leva les yeux vers le plafond avec contrariété.

— PHANTOM, vous êtes sûr de traduire correctement les paroles de Petit wagon ?

— Je crois, madame, répondit PHANTOM dans son implant.

— Petit wagon, je ne comprends pas votre distinction entre « partir » et « partir ».

— Ce que je veux dire, c’est que je ne pars nulle part. Je m’en vais définitivement. Je vais mourir.

— Mon Dieu ! s’exclama Rissa. Vous êtes malade ?

— Non.

— Mais vous n’avez pas l’âge de mourir. Vous m’avez assez souvent répété que les Ebis vivaient exactement six cent quarante et un ans. Vous n’en avez que six cents.

Le filet sensoriel de Petit wagon prit une teinte saumon, exprimant une émotion probablement sans équivalence humaine, car PHANTOM ne précéda ses mots d’aucune indication particulière avant de traduire :

— En années terrestres, j’ai six cent cinq ans. J’ai atteint les quinze seizièmes de mon cycle de vie.

— Alors ? pressa Rissa.

— Suite à une offense commise dans ma jeunesse, j’ai reçu une pénalité d’un seizième de mon cycle. Je dois finir la semaine prochaine.

Médusée, Rissa regarda sa compagne en silence.

— Finir… répéta-t-elle finalement, comme pour s’assurer de la traduction.

— C’est exact, bonne Rissa.

Après une nouvelle pause, Rissa demanda :

— Quelle « offense » avez-vous commise ?

— J’éprouve beaucoup de honte à en parler.

L’humaine attendit quelques secondes dans l’espoir que l’Ebi poursuivrait. Puis, constatant qu’elle n’en faisait rien, elle reprit :

— Je vous ai moi-même confié quelques secrets intimes, Petit wagon, notamment sur mon mariage. Ne sommes-nous pas amies ?

Un autre silence. Sans doute Petit wagon luttait-elle contre sa retenue naturelle.

— À l’époque où j’étais novice tertiaire, commença-t-elle finalement – un statut à peu près similaire à celui d’étudiant diplômé chez vous –, j’ai rendu un rapport incorrect concernant des expériences dont j’avais la charge.

Rissa haussa les sourcils.

— Nous commettons tous des erreurs, Petit wagon. Je n’arrive pas à croire qu’on vous ait punie si sévèrement pour si peu.

Les lumières de l’Ebi s’allumèrent de façon désordonnée, ce que Rissa interpréta comme une expression de consternation… bien qu’une fois encore PHANTOM n’émît aucun commentaire.

— Ce n’était pas un accident. J’avais délibérément modifié les résultats.

— Ah, fit Rissa, s’efforçant de cacher sa surprise.

— Pour moi, cette expérience était sans importance et j’en connaissais – ou plutôt, je croyais en connaître d’avance – les résultats.

Nouvelle pause.

— Quoi qu’il en soit, d’autres chercheurs se sont appuyés sur ces résultats, et beaucoup de temps a été perdu.

— Et on veut vous exécuter pour si peu ?

Le filet de Petit wagon s’illumina, signe d’une profonde stupeur.

— Il ne s’agit pas d’une exécution capitale ! Comme vous le savez certainement, il n’existe que deux crimes capitaux sur Flatland : le meurtre d’une cosse et la formation d’un être gestalt avec plus de sept composants. Je n’ai été condamnée qu’à une légère amputation de mon cycle.

— Mais… si vous avez six cent cinq ans aujourd’hui, à quel âge avez-vous commis votre offense ?

— Vingt-quatre ans.

— PHANTOM, à quelle année terrestre cela correspond-il ?

— 1513 après J.-C., madame.

— Mon Dieu ! s’exclama Rissa. Mais, enfin, Petit wagon, ils ne peuvent pas vous punir maintenant pour un délit commis il y a si longtemps !

— Le temps n’a pas modifié les conséquences de mon acte.

— Mais tant que vous êtes à bord de Starplex, vous êtes couverte par la Charte du Commonwealth. Vous pouvez demander l’asile politique. On vous trouvera un avocat.

— Rissa, votre attention me touche beaucoup, mais je suis prête à payer ma dette.

— Il y a tellement longtemps ! Ils ont peut-être oublié.

— Vous savez que les Ebis ne peuvent pas oublier. Nos matrices créant régulièrement de nouveaux cerveaux dans notre cosse, notre mémoire est eidétique. D’ailleurs, même si mes compatriotes avaient oublié, cela ne changerait rien pour moi. C’est une question d’honneur.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de tout cela plus tôt ?

— En échange de ma peine, j’avais le droit de vivre sans honte. En cinq cent quatre-vingts ans, je n’ai jamais mentionné ma faute à qui que ce soit. Si je le fais aujourd’hui, c’est par respect du règlement qui m’oblige à vous donner mon congé cinq jours à l’avance.

Petit wagon fit une pause avant de poursuivre :

— Si vous l’acceptez, j’aimerais utiliser les jours qui me restent à mettre nos recherches à jour afin que vous et les autres puissiez les poursuivre facilement.

Trop troublée, Rissa ne répondit pas immédiatement. Enfin, elle déclara :

— Oui, ce serait bien.

— Merci, dit sa compagne avant de se détourner et de rouler vers la porte.

Au moment de sortir, des lumières clignotèrent de nouveau sur son filet :

— Vous avez été une très bonne amie, Rissa.

Là-dessus, la porte glissa, Petit wagon sortit, et Rissa se laissa tomber dans son fauteuil, abasourdie.

XII

Pressée de faire part à son mari de sa conversation avec Petit wagon, Rissa monta sur le pont central. Elle venait à peine de le rejoindre à sa station de travail quand PHANTOM appela de la voix guindée attribuée à Losange :