Keith entendit Jag, à sa gauche, pousser un nouveau jappement de surprise.
— Il y a, articula-t-il lentement, exactement deux cent dix-sept objets de la taille de Jupiter autour de nous.
Après une pause, il ajouta, comme s’il souhaitait s’opposer à ses propres conclusions :
— Évidemment, des planètes de gaz géantes comme Jupiter émettent souvent des ondes radio.
— Mais il s’agit de sphères de matière noire, rappela Lianne. C’est-à-dire électriquement neutres.
— Elles ne se composent pas uniquement de matière noire, contra Jag. Elles contiennent aussi un peu de matière ordinaire dont les protons par interaction nucléaire avec la matière noire pourraient donner naissance à des signaux électromagnétiques.
Hek haussa ses épaules supérieures.
— C’est possible, reconnut-il. Le problème, c’est que chacune de ces sphères émet sur sa propre fréquence, un peu comme…
Il laissa sa phrase en suspens.
Keith se tourna vers Rissa et comprit qu’elle pensait la même chose que lui. Il haussa les sourcils.
— Comme des voix individuelles, dit-il finalement, achevant la phrase du Waldahud.
— Hé ! Mais, il n’y a plus deux cent dix-sept objets ! s’exclama soudain Thor. Ils sont deux cent dix-huit maintenant.
Keith hocha la tête.
— Hek, réalisez un nouvel inventaire des signaux, ordonna-t-il. Recevez-vous une nouvelle émission juste au-dessus ou au-dessous du bloc de fréquences en activité ?
Hek se pencha sur son clavier.
— Une seconde, murmura-t-il. Juste une seconde. (Puis soudain :) Dieux des marais et des lunes, oui ! Oui, j’en ai une !
Keith se tourna vers Rissa.
— Je me demande quels ont été les premiers mots du bébé.
Epsilon Draconis
Lorsque Keith leva les yeux, l’homme de verre était là, revenu comme par miracle dans la baie d’amarrage. Foulant les champs d’herbe et de trèfles à quatre feuilles de ses jambes transparentes, il avançait vers lui d’une démarche fluide et élégante qui créait un étrange effet de ralenti. Une douce nuance aigue-marine teintait délicatement son corps limpide.
Keith hésita à se mettre debout, puis se contenta finalement de regarder son visiteur, dont le corps et le crâne transparents diffractaient les rayons du soleil.
— Content de vous revoir, dit-il.
L’homme de verre hocha sa tête ovoïde.
— Je sais, je sais. Vous avez peur. Vous le cachez bien, mais, au fond de vous, vous vous demandez combien de temps je vais vous garder. Ce ne sera plus très long, je vous le promets. Cependant, j’aimerais encore discuter d’une chose avec vous avant votre départ.
Keith haussa les sourcils. L’homme de verre s’assit près de lui et s’adossa à un arbre. À travers son torse tubulaire, Keith pouvait voir les dessins déformés de l’écorce, mais non grossis comme à travers une loupe. Il comprit alors qu’il s’était trompé : le corps transparent de son compagnon n’était pas de verre.
— Vous êtes en colère, remarqua tranquillement celui-ci.
Keith secoua la tête.
— Non. Jusqu’à maintenant, vous m’avez bien traité.
Rire carillon.
— Je ne voulais pas dire contre moi. Votre colère est plus vaste. Quelque chose enfoui en vous vous a durci le cœur.
Keith détourna le regard.
— J’ai raison, n’est-ce pas ? Quelque chose vous a blessé. Profondément.
Silence.
— Dites-moi. S’il vous plaît.
— C’était il y a longtemps, commença Keith. Je suppose que j’aurais dû oublier, mais…
— Mais c’est toujours là, n’est-ce pas ? De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qui vous a bouleversé à ce point ?
Keith regarda autour de lui en soupirant. Tout était si beau, si paisible ! Quand s’était-il assis dans l’herbe pour la dernière fois, se contentant simplement de profiter du paysage, détendu ?
— C’est en rapport avec la mort de Saul Ben-Abraham, dit-il.
— Mort… répéta l’homme de verre comme si Keith venait encore d’employer un mot inconnu, comme « donquichottesque ».
Il secoua sa tête transparente.
— Quel âge avait-il quand il est mort ?
— C’était il y a dix-huit ans. Il devait en avoir vingt-sept.
— Un battement d’ailes, commenta l’homme de verre.
Suivit un silence pendant lequel Keith se souvint de sa réaction quand l’homme de verre avait balayé d’un geste de la main ses vingt ans de mariage. Mais, cette fois, il avait raison. Keith acquiesça.
— Comment Saul est-il mort ?
— Un… accident. Du moins, selon la version officielle… Personnellement, j’ai toujours pensé qu’on s’était empressé d’étouffer l’histoire. Saul travaillait à Tau Ceti comme astronome. Moi, je réalisais une étude sociologique sur la colonie pour laquelle on m’avait accordé une bourse post-doctorat. On se connaissait depuis le lycée. On avait même partagé une chambre à l’université. Surtout, nous avions beaucoup de goûts en commun : on était dans la même équipe de handball, on jouait tous les deux dans la troupe de théâtre de l’université, on aimait la même musique… Un jour, Saul a découvert le transchangeur de Tau Ceti, et on a envoyé la première capsule vers Transchangeur I. À cette époque, New Beijing était surtout une colonie agricole ; rien à voir avec la place florissante d’aujourd’hui. Bien sûr, elle ne s’appelait pas encore New Beijing, mais simplement la « colonie Silvanus », du nom de la quatrième planète de Tau Ceti. Bref, il n’y avait pas beaucoup de sociologues sur place, et c’est moi qui me suis retrouvé chargé de prévoir les conséquences de la découverte du réseau des transchangeurs sur la culture humaine. C’est alors qu’est arrivé le premier vaisseau waldahud. On a réuni à la hâte un comité d’accueil, mais même avec l’hyperpropulsion, la terre restait à six mois de distance. Aussi, Saul et moi avons été envoyés à la rencontre de ce fichu vaisseau, et…
Sans achever sa phrase, Keith ferma les yeux et secoua doucement la tête.
— Et… ? l’encouragea l’homme de verre.
— Ils ont dit que c’était un accident. Une simple méprise… En tout cas, quand nous nous sommes retrouvés face à face avec les premiers Waldahuds, Saul tenait une caméra holographique dans la main. Il ne l’a pas dirigée vers les porcs, évidemment – il n’était pas stupide ! Il la tenait seulement au bout de son bras, et l’a mise en route avec le pouce.
Keith poussa un profond soupir avant de poursuivre :
— Il paraît que ça ressemblait à une arme de poing waldahud typique. En tout cas, ils ont cru que Saul allait tirer sur eux, et l’un des Waldahuds l’a devancé. Il a visé en plein visage. Sa tête a explosé près de moi et j’ai… j’ai été aspergé de…
Keith détourna le regard, incapable de poursuivre. Finalement, il reprit :
— Ils l’ont tué. C’était le meilleur ami que j’aie jamais eu, et ils l’ont tué.
Les yeux baissés, il cueillit quelques trèfles qu’il regarda un instant avant de les jeter au sol.