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— Elle te plaît, n’est-ce pas ?

Plusieurs réponses lui vinrent à l’esprit, un « qui ? » surpris représentant la première. Mais il respectait trop l’intelligence de sa femme pour oser jouer l’innocence. Aussi, après un moment d’hésitation, il choisit la carte de la sincérité en répondant :

— Elle est brillante, charmante, belle et très efficace. Comment ne pas l’apprécier ?

— Elle a vingt-sept ans, déclara Rissa comme s’il s’agissait là d’un crime majeur.

« Vingt-sept ans ! » songea Keith. Eh bien, voilà, il l’avait son chiffre concret. Mais vingt-sept, tout de même…

Il ôta ses chaussures, ses chaussettes et s’allongea sur le divan.

Rissa s’assit face à lui. Son visage était soucieux comme si elle hésitait à continuer sur le même sujet. Évidemment, elle décida de n’en rien faire et annonça :

— Petit wagon est venue me voir dans mon bureau tout à l’heure.

Keith remua ses orteils.

— Ah ?

— Elle démissionne.

— Vraiment ? Elle a reçu une offre plus intéressante ?

Rissa secoua la tête.

— Elle doit être déconstituée la semaine prochaine. On l’a condamnée à une amputation d’un seizième de sa durée de vie parce que, il y a près de six cents ans, elle a falsifié des résultats et fait perdre leur temps à d’autres Ebis.

— Ah, fit Keith après un instant de silence.

— Tu n’as pas l’air surpris.

— Disons que j’ai entendu parler de cette procédure. Je trouve ça complètement absurde, mais les Ebis sont tellement obsédés par le temps perdu. Le pire, c’est qu’ils vivent plusieurs siècles.

— Pour eux, il s’agit d’une durée de vie normale. Ça n’a rien d’extraordinaire.

Après une pause, Rissa reprit :

— Tu ne peux pas laisser faire ça.

Keith leva les bras en signe d’impuissance.

— Je crois malheureusement que je n’ai pas le choix.

— Mais enfin, Keith, l’exécution doit avoir lieu ici, sur ton vaisseau.

— Ma juridiction ne concerne que la bonne marche du vaisseau. Je ne sais pas si…

Keith leva les yeux vers le plafond.

— PHANTOM, quels sont mes pouvoirs dans ce domaine ?

— Selon les articles du Code du Commonwealth, vous êtes obligé d’accepter toutes les sentences pénales imposées par chaque gouvernement membre, répondit l’ordinateur central. Les peines d’amputation de durée de vie des Ebis sont spécifiquement exclues de la section des articles relatifs aux châtiments cruels et inacceptables. Sur cette base, vous n’avez pas le droit d’intervenir.

Keith leva de nouveau les bras et regarda sa femme.

— Désolé.

— Mais son crime est si ridicule ! Si insignifiant.

— Tu dis qu’elle a truqué des résultats ?

— Oui, mais elle était encore étudiante. Évidemment, c’était stupide, mais…

— Tu sais combien les Ebis sont sensibles au temps perdu, Rissa. Je suppose que d’autres chercheurs se sont basés sur ses résultats…

— Oui, mais…

— Tu connais Flatland, n’est-ce pas ? C’est une planète constamment entourée de nuages d’où l’on aperçoit à peine la lueur du soleil et aucune étoile ni lune. Malgré ce handicap, les Ebis ont découvert l’existence de leurs lunes en étudiant les marées de ces espèces de lacs minuscules qui leur tiennent lieu d’océans. Ils ont même réussi à déduire l’existence des autres étoiles et planètes sans sortir de leur atmosphère. Je suis sûr que les humains n’en auraient jamais été capables. Si eux l’ont fait, c’est grâce à leur durée de vie particulièrement longue ; une race dont les membres vivraient moins longtemps n’aurait jamais découvert qu’il existait un univers au-delà de cet amas de nuages. Mais cela impliquait également une confiance totale dans les observations et les résultats des uns et des autres. Que quelqu’un truque des données et tout s’effondrait.

— Mais qui peut encore se soucier d’une faute commise il y a si longtemps ? Et puis… j’ai besoin d’elle. Elle est une de mes meilleures chercheuses. Et mon amie.

Keith soupira.

— Qu’attends-tu de moi ?

— Parle-lui. Rappelle-lui que tant qu’elle reste sur Starplex, elle n’est pas obligée de se soumettre à sa sentence.

Keith se gratta l’oreille.

— D’accord, dit-il finalement. D’accord.

Rissa lui sourit.

— Merci. Je suis sûre qu’elle…

La sonnerie de l’Intercom l’interrompit.

— Colorosso à Lansing, annonça une voix féminine.

Franca Colorosso était la responsable des Opérations internes de l’équipe Delta.

Keith leva la tête.

— Keith, j’écoute. Qu’y a-t-il, Franca ?

— Nous venons de recevoir un watson de Tau Ceti. Je crois que vous devriez visionner les nouvelles qu’il contient. Elles ont été envoyées de Sol à Tau Ceti par radio hyperspatiale il y a déjà seize jours. Grand Central nous les a transférées immédiatement.

— Merci. Transmettez-les sur mon écran mural.

— D’accord.

Keith et Rissa se tournèrent vers le mur où apparut un journaliste indien grisonnant du BBC World Service.

— La tension augmente entre le Gouvernement Royal de Rehbollo et les Nations Unies de Sol, Epsilon Indi et Tau Ceti, annonça-t-il. Les rumeurs concernant une nouvelle détérioration des rapports de ces deux membres du Commonwealth semblent confirmées par l’annonce officielle par Rehbollo de la fermeture de ses ambassades de New York, Paris et Tokyo. Après la fermeture de quatre ambassades la semaine dernière, le Gouvernement Royal n’a donc plus que deux représentations dans le système Sol, à Ottawa et à Bruxelles. Tout le personnel des ambassades fermées aujourd’hui a déjà embarqué à bord de vaisseaux waldahuds à destination du transchangeur de Tau Ceti.

Le visage du journaliste fut remplacé par celui d’un Waldahud bien en chair, identifié en bas de l’écran comme le plénipotentiaire Daht Lasko em-Wooth, qui – fait rare pour un membre de sa race – parlait anglais sans traducteur automatique.

— C’est avec beaucoup de regret que nous prenons cette décision, annonçait-il. Mais des considérations domestiques nous obligent à faire face à la désorganisation du système économique du Commonwealth due à l’essor inattendu du commerce interstellaire. La réduction du nombre de nos ambassades sur Terre n’est qu’une adaptation à la situation actuelle.

Un nouveau visage apparut sur l’écran, et une femme africaine identifiée sous le nom de Rita Negeh, politologue de l’université de Leeds, déclara :

— Je ne crois pas un mot de ce discours. À mon avis, Rehbollo rappelle simplement ses ambassadeurs.

— Dans quel but ? demanda un journaliste hors champ.

La politologue leva les deux mains.

— Avec les débuts de la colonisation de l’espace, l’humanité a cru à la fin définitive des guerres. L’univers était si vaste et prolifique que la possibilité d’un conflit matériel entre les différentes planètes devenait impossible. Mais la découverte du réseau des transchangeurs a modifié la situation en nous rapprochant des autres races – et cela peut-être avant qu’elles soient prêtes à une telle rencontre.

— Ce qui signifie ? demanda le journaliste.

— Ce qui signifie que si nous arrivions à un affrontement, celui-ci ne serait peut-être pas uniquement d’ordre économique. Il pourrait s’agir de quelque chose de beaucoup plus primaire… une sorte d’incompatibilité d’humeur entre races, par exemple.

L’écran s’éteignit, et l’hologramme fut de nouveau remplacé par celui du lac Louise.