Ensuite, les roues de Petit wagon quittèrent leurs essieux – un phénomène qui n’avait en soi rien d’inhabituel, le système digestif des Ebis alimentant insuffisamment les roues qui, dans leur environnement naturel, se séparaient régulièrement du reste de l’être gestalt pour se nourrir elles-mêmes. D’épaisses vrilles sortirent de chaque côté pour les empêcher de tomber.
À peine fut-elle détachée, que la roue gauche tenta de nouveau de se lier au cadre. Puis, prise de panique en découvrant que de petites bosses subitement apparues autour des extrémités des essieux l’en empêchaient, elle se mit à rouler à toute vitesse autour de la baie. Grâce aux quelques capteurs visuels qu’elle possédait, elle repéra l’Ebi le plus proche et se précipita sur lui. L’être gestalt tourna sur lui-même pour l’éviter. Un autre en qui Keith reconnut Papillon, le médecin ebi du vaisseau, s’élança vers l’avant, une sorte de marteau à réflexes noir et argent au bout d’un de ses tentacules. Le marteau cogna contre la roue qui s’immobilisa. Elle demeura debout quelques secondes, puis les vrilles qui l’empêchaient de tomber commencèrent à se ramollir, et elle s’effondra sur le côté.
Keith reporta son attention sur le centre de la baie. Les cordes du faisceau de Petit wagon avaient glissé au sol près du filet, et tiraient la pompe bleue hors de la cosse. Le large orifice respiratoire central de la pompe répéta plusieurs fois son cycle naturel : ouverture, étirement, compression et fermeture, puis il s’emmêla dans l’ordre des étapes – compression après ouverture, étirement après fermeture… – avant de s’immobiliser définitivement dans une sorte de suffocation, qui résonna dans la baie silencieuse.
De Petit wagon, ne restait plus que la cosse posée sur le cadre.
— Combien de temps peut survivre la cosse sans la pompe ? chuchota Keith à l’oreille de Rissa.
Elle leva ses yeux humides vers lui.
— Une minute, répondit-elle d’une voix étranglée. Deux au maximum.
Keith lui serra tendrement la main.
Tout resta silencieux et immobile pendant près de trois minutes. La cosse expira tranquillement, sans bruit, sans mouvement. Sans doute les Ebis perçurent-ils l’instant exact de sa mort, car, soudain, ils roulèrent tous ensemble vers la sortie. Tous leurs filets étaient éteints ; ils n’échangeaient pas une parole. Keith et Rissa sortirent les derniers. Keith savait que dans quelques minutes, Papillon reviendrait ramasser les éléments de Petit wagon pour les jeter dans l’espace.
Tout en marchant vers l’ascenseur, il songea à son propre avenir. Apparemment, il était destiné à vivre très longtemps. Près de six cents ans n’avaient pas suffi à Petit wagon pour oublier sa faute. Serait-il capable d’oublier ses propres erreurs en dix milliards d’années ?
Cette nuit-là, aucun d’eux ne trouva le sommeil. Rissa pensait à la mort de Petit wagon, et Keith se débattait avec ses propres démons. Allongés côte à côte, les yeux grands ouverts, ils contemplaient respectivement le plafond et le petit point rouge formé sur le mur par le reflet du cadran du réveil.
— Si… commença soudain Rissa.
Son compagnon se tourna vers elle.
— Oui ?
Elle ne répondit pas immédiatement. Keith s’apprêtait à répéter sa question quand elle déclara doucement :
— Si tu ne te souviens pas de la manière d’écrire un « u » ou une apostrophe, crois-tu que tu te rappelleras de moi ?… De nous ?
Plongeant son regard dans le sien, elle ajouta :
— Je n’arrive pas à croire que tu vas encore vivre dix milliards d’années.
— Moi non plus, répondit Keith en secouant la tête.
Lui aussi demeura silencieux quelques secondes avant de reprendre :
— On rêve tous de vivre éternellement. Mais l’éternité est moins effrayante qu’une date exacte. Je veux dire, ça me semble plus facile de penser à l’éternité qu’à dix milliards d’années.
— Dix milliards d’années ! Ça n’a aucun sens, fit Rissa dans un soupir. Notre soleil sera mort depuis longtemps. La Terre sera morte… Je serai morte.
— Peut-être pas. À mon avis, si nous arrivons à prolonger la vie, ce sera grâce à tes recherches. Ce qui signifie que nous devrions continuer à vivre tous les deux.
Un ange passa. Finalement, Rissa prononça le mot qui lui brûlait les lèvres :
— Ensemble ?
Keith soupira.
— Je ne sais pas. Je n’arrive pas à l’imaginer. Mais, ajouta-t-il d’un ton un peu forcé, si je dois vraiment rester en vie des milliards d’années, j’aimerais que ce soit avec toi.
— Vraiment ? fit sa compagne, sceptique. Tu crois que nous aurions encore quelque chose à découvrir, à apprendre l’un sur l’autre, après tout ce temps ?
— Je ne sais pas… Peut-être ne serons-nous même plus corporels. Il se peut que seules nos consciences survivent à l’intérieur de machines. Tu te souviens de cette secte de New New York qui voulait faire ça : copier des cerveaux humains dans des ordinateurs ? Si ça se trouve, l’humanité ne sera plus qu’un grand entendement où se rencontreront une infinité d’individualités…
— Je crois que je préférerais encore ça au fait de devoir vivre telle que je suis pendant dix milliards d’années. Te rends-tu compte que nous n’aurions vécu jusqu’alors que les deux mille millionièmes de notre existence ?
Rissa poussa un profond soupir.
— Qu’y a-t-il ? demanda Keith.
— Rien.
— Si. Je sens bien que quelque chose te tracasse.
— Je me demandais simplement quel genre de crises on traverse en dix milliards d’années. Si elles doivent être à la mesure de celle que tu vis en ce moment, à un peu plus de quarante ans, j’ai peur de ne pas être à la hauteur.
Déconcerté par cette remarque, Keith ne répondit rien. Puis il rit doucement. Un drôle de petit rire qui lui parut sonner faux.
Le silence retomba dans la chambre. Au bout d’un long moment, Keith murmura :
— Chérie ?
— Mmm ?
Il déglutit. Il ferait peut-être mieux de ne pas insister…
— C’est bientôt notre anniversaire de mariage.
— La semaine prochaine.
— Oui. Ça fera vingt ans, et…
— Vingt merveilleuses années, mon amour. N’oublie pas que tu es toujours supposé ajouter « merveilleuses » dans ce cas.
Un autre rire forcé.
— Désolé, tu as raison. Vingt merveilleuses années… Je crois que nous devons renouveler nos vœux d’engagement ce jour-là ?
— Oui, fit Rissa d’une voix tendue. Et alors ?
— Euh… rien. Ça a vraiment été vingt merveilleuses années, non ?
Keith devinait vaguement les traits de sa femme dans l’obscurité. Elle hocha la tête, puis le regarda droit dans les yeux, essayant de déchiffrer son regard. Et soudain, elle comprit. Elle se laissa tomber sur le dos, se détournant de lui.
— C’est comme tu veux, dit-elle enfin.
— Pardon ?
— Si tu n’as pas envie de dire « pour aussi longtemps que nous vivrons », c’est comme tu veux.
Ils n’échangèrent pas d’autres paroles cette nuit-là.
Assis à sa station de travail, Keith était en conférence holographique avec trois humains et un dauphin, quand il aperçut Jag qui venait d’arriver sur le pont central. Le Waldahud se dirigea droit vers lui et s’arrêta à sa hauteur. Keith termina sa conférence, puis il coupa l’image holographique et leva un regard interrogateur vers son visiteur.
— Vous savez que les Génoirs se déplacent, attaqua immédiatement celui-ci. Franchement, leur agilité me surprend. On dirait qu’ils travaillent en chœur, chaque sphère se servant de ses forces d’attraction et de répulsion pour déplacer la communauté dans son ensemble. Résultat, les Génoirs que nous ne pouvions pas observer se trouvent maintenant à la périphérie du groupe. J’ai réalisé quelques prévisions concernant la prochaine reproduction de l’un d’eux et j’aimerais vérifier ma théorie. Pour ça, il faudrait déplacer Starplex à l’autre bout du champ de matière noire.