Keith réfléchit un instant.
— Aucune femelle waldahud n’a jamais travaillé sur Starplex, dit-il finalement. Lorsque ma mission sera terminée, mon successeur sera un Ebi – Verre à pied, probablement. Puis, après lui, un Waldahud. Il est évident que votre peuple désignera une femme à un poste de cette importance. Que penseriez-vous de revenir sur Starplex avec Pelsh ? D’après ce que je sais, elle possède tous les atouts pour obtenir un jour la direction du vaisseau.
La fourrure de Jag frémit de surprise.
— C’est impossible. Après notre union, elle et moi continuerons à appartenir à un groupe. Elle devra conserver son entourage jusqu’à sa mort.
— Cela signifie que les mâles rejetés ne tenteront pas leur chance ailleurs ? s’étonna Keith.
— Bien sûr que non. Nous resterons une famille. Nous sommes tous engagés à Pelsh depuis l’enfance.
— Dans ce cas, vous pourriez peut-être venir tous les six travailler sur Starplex.
Jag haussa ses épaules inférieures.
— Starplex est pour l’élite. Le vaisseau a besoin des meilleurs, des plus brillants. Jamais je ne dénigrerai les autres membres de l’entourage de ma dame, mais vous ignorez un détail important. En fait, la compétition pour Pelsh n’a jamais eu lieu qu’entre moi et un autre de ses soupirants. Il était clair dès le départ que les trois autres n’avaient aucune chance. Ils étaient trop… banals.
— Il me semblait pourtant que Pelsh était liée à la famille royale. N’aurait-elle pas dû être convoitée par les mâles les plus qualifiés ?
— Un entourage doit continuer à fonctionner après le choix du compagnon de la femelle. S’il n’était pas sélectionné dans ce sens dès le début, ce serait l’échec garanti. Vous imaginez cinq mâles supérieurs vivant ensemble jusqu’à la fin de leurs jours ? Personne n’accepterait de se retrouver aux places subalternes.
Keith hocha la tête. Finalement, après quelques secondes de réflexion, il reprit :
— Si c’est l’unique moyen de vous garder, je m’arrangerai pour faire engager toute votre famille à bord.
— Vous changerez certainement d’avis.
Keith fronça les sourcils.
— Je suis un homme de parole.
— Je vous ai dit que j’avais un rival pour la conquête de Pelsh. Et ce rival porte un nom.
Jag fixa ses quatre yeux sur Keith pour poursuivre :
— Il s’appelle Gawst Dalayo em-Pelsh.
— Gawst ! s’exclama Keith. Le Gawst qui a attaqué Starplex ?!
— Lui-même. Il a pu échapper aux Génoirs. Il est rentré sur Rehbollo.
Sous le choc de la nouvelle, Keith resta un instant silencieux.
— Vous n’aviez pas le choix, reprit-il finalement. Vous étiez obligé de l’aider.
— Je n’ai jamais dit que je l’avais aidé, répliqua Jag.
— S’il avait vaincu Starplex sans votre aide, toute la gloire aurait été pour lui. En la partageant, vous gardiez vos chances de conquérir Pelsh.
— Il y a deux cent soixante Waldahuds à bord de Starplex, rappela Jag.
Sa phrase resta suspendue au-dessus d’eux quelques instants. Finalement, Keith déclara :
— Si vous aviez refusé, Gawst aurait trouvé quelqu’un d’autre.
— Une fois encore, je n’ai pas dit que je l’avais aidé, répéta son compagnon… Bien sûr, il est possible que le gouvernement de la reine Trath condamne Gawst et qu’il perde sa liberté… sinon sa vie.
— Mon offre tient toujours, dit Keith.
Jag hocha brièvement la tête.
— Je… nous lui accorderons toute notre attention, promit-il.
Puis il prononça une parole que Keith n’avait jamais entendue dans la bouche d’un Waldahud : « Merci. »
Ce soir-là comme les autres soirs, Keith fit un détour par le pont central pour discuter avec Stelt, le Waldahud responsable de l’équipe Gamma. Stelt lui ayant assuré que tout allait bien, il salua tout le monde et se dirigea vers l’ascenseur pour rentrer dîner. Là, il trouva Lianne Karendaughter assise sur un banc devant la cabine. Elle portait une robe noire qui moulait délicieusement les lignes de son corps souple et fluide et la rendait incroyablement sexy.
Keith se dit qu’il s’agissait certainement d’une coïncidence. Après tout, la jeune femme n’avait aucune raison de connaître ses habitudes et de savoir qu’il prenait chaque soir l’ascenseur vers cette heure-là. Sans doute attendait-elle quelqu’un d’autre.
Ses cheveux étaient détachés, et il s’aperçut pour la première fois qu’ils descendaient jusqu’à sa taille.
— Bonsoir, Keith, le salua-t-elle avec chaleur.
— Bonsoir, Lianne. La… journée s’est bien passée ?
— Parfaitement. Rien de tel qu’un peu de sport pour se détendre. Je suis allée nager et faire de l’escrime après le travail. Et vous, tout va comme vous le souhaitez ?
— Oui. Je n’ai pas à me plaindre.
— Tant mieux.
Un ange passa. Finalement, Lianne reprit en évitant de regarder Keith dans les yeux :
— Je… Euh… Il paraît que Rissa n’est pas là aujourd’hui.
— Exact. Elle est partie pour Grand Central. Je crois qu’elle essaie de les convaincre d’annuler la cérémonie qu’ils ont prévue en son honneur.
Lianne hocha la tête.
— J’ai pensé que vous seriez peut-être seul pour dîner.
Keith sentit son cœur s’accélérer.
— Euh… Sans doute, oui.
Sa compagne sourit, révélant de petites dents parfaitement alignées. Un sourire éclatant dans son visage mat aux yeux obliques.
— Dans ce cas, je serais ravie de vous inviter. Je pourrais enfin vous faire goûter mon poulet sauté.
Keith dévisagea la jeune femme. « La très jeune femme », songea-t-il. Vingt-sept ans. Vingt ans de moins que lui. Une pointe de désir lui titilla le bas-ventre. Après tout, il ne s’agissait probablement que d’une invitation innocente… Juste du poulet sauté, un peu de vin…
— Vous savez, Lianne, je vous trouve charmante, dit-il. Bien sûr, je ne devrais pas vous dire une chose pareille, mais vous êtes une très jolie femme.
Elle baissa les yeux. Keith se mordit la lèvre inférieure. Et soudain, une pensée s’imposa à son esprit. « Ne blesse pas Rissa… Tu te blesserais toi-même. »
— … Mais je crois qu’il est plus sage que je continue à vous admirer de loin, ajouta-t-il alors.
Lianne soutint son regard un court instant. Puis, elle rabaissa les yeux et déclara doucement :
— Rissa a beaucoup de chance.
— Non, Lianne, c’est moi qui ai de la chance. À demain.
— À demain, Keith. Bonne nuit.
De retour à son appartement, il se prépara un sandwich, lut quelques pages d’un vieux roman de Robertson Davies et se coucha.
Il sombra immédiatement dans le sommeil et dormit d’une seule traite jusqu’au lendemain matin, en paix avec lui-même.
L’équipe Alpha commença son roulement sans événement particulier. Losange arriva à l’heure exacte, évidemment ; Thor le suivit de peu, posa les pieds sur le bord de sa console et se mit à dicter ses instructions de navigation à l’ordinateur ; Lianne, arrivée un peu plus tôt, donnait déjà ses consignes aux ingénieurs par contact holographique. Derrière eux, Keith discutait avec Rissa, rentrée de Grand Central quelques minutes auparavant.
Soudain, le paysage spatial s’ouvrit et Jag fit son apparition en aboyant :
— J’ai trouvé !
À voir les mouvements excités de sa fourrure, « Eurêka ! » aurait semblé une traduction plus appropriée.