Keith et Rissa se tournèrent vers lui. Au lieu de se diriger vers sa station de travail, il alla se placer à l’avant de la salle, devant le bureau de Thor.
— Qu’avez-vous trouvé ? demanda Keith.
— La réponse ! s’exclama Jag avec fougue. La réponse ! Si vous me suivez quelques instants, je vais vous expliquer. Mais, avant tout, je tiens à vous annoncer une grande nouvelle : nous sommes importants. Notre existence change les choses. Par les dieux des montagnes, des rivières, des vallées et des plaines, elle change même tout !
Ses yeux divergèrent, l’un s’arrêtant sur Lianne, un autre sur Losange, un troisième sur Rissa, et le quatrième sur Thor et Keith.
— Nous savons désormais que les voyages dans le passé sont possibles, expliqua-t-il. Nous l’avons vu avec les étoiles de quatrième génération et la capsule construite par Hek et Azmi. Mais avez-vous songé aux implications de cette découverte ? Imaginez que demain midi je revienne à ce midi grâce à une machine à remonter le temps. Que se passera-t-il alors ?
— Je suppose que vous serez deux fois présent, répondit Keith. Il y aura le Jag d’aujourd’hui et le Jag de demain.
— Exact. Maintenant, réfléchissez. Si je suis deux fois présent, cela signifie que ma masse est doublée. Je pèse cent vingt-trois kilos, mais si nous sommes deux, il y aura deux cent quarante-six kilos de Jag à bord.
— C’est impossible, intervint Rissa. Ce serait contraire à la loi de la conservation des masses et de l’énergie. D’où viendraient ces cent vingt-trois kilos supplémentaires ?
Jag la regarda d’un air triomphant.
— Du futur ! Vous ne comprenez pas ? Voyager dans le temps est justement la seule façon de se soustraire à cette loi. La seule façon d’augmenter la masse totale du système. Et c’est à ça que servent les étoiles venues du futur. Chacune d’elles augmente la masse de l’univers actuel. Après tout, même les étoiles de quatrième génération ne sont que d’anciennes particules recyclées. En les renvoyant dans le passé, on double ces particules et donc leur masse totale.
— C’est un épiphénomène intéressant, effectivement, remarqua Losange. Mais qui n’explique toujours pas pourquoi ces étoiles ont été renvoyées.
— Au contraire. Car, à l’inverse à ce que vous croyez, le doublement de la masse n’est pas un épiphénomène, mais le but de l’opération.
— L’opération ? fit Keith.
— Oui. Le sauvetage de l’univers. Ces étoiles ont été renvoyées dans le passé dans le but d’augmenter la masse totale de l’univers.
— C’est impossible ! fit Keith dans un souffle.
Jag le fixa de ses quatre yeux.
— Au contraire, aboya-t-il. Nous savons depuis plus d’un siècle que la matière visible représente moins de 10 % de la masse totale de l’univers. Le reste est formé de neutrinos et de matière noire, comme nos gigantesques amis à l’extérieur du vaisseau. Donc, nous connaissons désormais ce qui constitue toute la matière de l’univers. En revanche, nous ignorons quelle quantité cela représente. Et le sort de l’univers dépend de sa masse. Si son total se situe au-dessus, au-dessous ou au même niveau que la densité critique.
— La densité critique ? demanda Rissa.
— Oui. Nous savons que l’univers est en expansion depuis le Big Bang. Mais, la durée de cette expansion dépend de la gravité. Et la force de la gravité dépend elle-même de la masse. Si la masse de l’univers est insuffisante – c’est-à-dire inférieure à la densité critique –, la force de gravité ne surpassera jamais celle de l’explosion originelle et l’univers continuera à s’étendre jusqu’à ce que des années-lumière séparent chaque atome des autres et que tout devienne froid et vide.
Rissa frissonna à cette idée.
— Dans le cas inverse, poursuivit Jag, c’est-à-dire si la masse de l’univers est supérieure à la densité critique, alors la force de gravité surpassera celle du Big Bang et finira par ralentir, voire renverser, l’expansion de l’univers. Toute la matière s’écrasera en un bloc compact qui pourra peut-être, grâce à un autre Big Bang, donner naissance à un nouvel univers, mais un univers, de toute façon, très différent du nôtre.
— Ce qui n’est guère plus attrayant, remarqua Rissa.
— Exact, approuva Jag. Mais dans le cas – et dans le cas seulement – où la masse de l’univers serait égale à la densité critique, alors notre univers deviendrait éternel. La force de gravité ralentirait l’expansion du Big Bang suivant une asymptote se rapprochant de zéro, lui permettant de conserver sa configuration pendant des milliards de milliards de milliards d’années. En fait, cet univers serait éternel.
— Et quelle est la situation réelle ? demanda Rissa. L’univers se situe au-dessus ou au-dessous de la densité critique ?
— D’après les estimations actuelles, la masse de ce que nous pouvons voir ajoutée à celle de tout ce que nous ne voyons pas, y compris la matière noire, est inférieure de 5 % à la densité critique.
— Ce qui signifie que l’univers continuera à s’étendre à l’infini, dit Lianne.
— Oui. Tout continuera à s’éloigner de tout. Le cosmos et la création entière s’achèveront dans la plus infime fraction d’un degré au-dessus du zéro absolu.
Rissa secoua la tête.
— À moins qu’ils empêchent ça, ajouta alors le Waldahud.
— Ils ? demanda Keith.
— Les êtres du futur. Les descendants des races du Commonwealth. Vous l’avez dit vous-même, Lansing : vous allez vivre très vieux, des milliards d’années. En d’autres mots, vous allez devenir immortel. Eh bien, des êtres immortels, s’ils veulent le rester, devront obligatoirement résoudre le problème de la fin de l’univers.
— Que faites-vous du phénomène d’entropie ? interrogea Lianne.
— Il est vrai que la seconde loi de la thermodynamique prévoit la mort thermique de tout système clos. Mais, il se peut que notre univers ne soit pas totalement clos. Théoriquement, il y a même de bonnes raisons de croire qu’il est une partie d’un nombre infini de systèmes. Il pourrait donc puiser de l’énergie d’un autre continuum ou simplement conserver son énergie avec un minimum d’entropie et devenir virtuellement éternel. Dans les deux cas, il faudra attendre des milliards de milliards d’années avant que ce problème ne se pose et donc d’obtenir une réponse.
— Mais… c’est un projet gigantesque, intervint Keith. Je veux dire, si actuellement nous sommes vraiment à 5 % au-dessous de la densité critique, il faudrait renvoyer un nombre affolant d’étoiles dans le passé. Une par transchangeur ne suffirait pas.
— Non. D’après nos estimations, il y aurait quatre milliards de transchangeurs dans notre galaxie. En extrapolant, cela signifierait qu’ils ont construit un transchangeur pour cent étoiles non seulement dans la Voie lactée, mais aussi dans chaque galaxie de l’univers. Les étoiles représentent environ 10 % de la masse de l’univers, la matière noire composant les 90 % restants. En envoyant une étoile dans chaque transchangeur, on augmente d’un millième le total de la masse actuelle de l’univers. Pour augmenter cette masse d’un vingtième – c’est-à-dire de 5 % –, il faudrait donc envoyer cinquante étoiles dans chaque transchangeur.
— Ce que je ne comprends pas, remarqua Keith, c’est pourquoi des êtres capables de voyager dans le temps auraient besoin de sauver l’univers. Ils pourraient se contenter de vivre pendant dix milliards d’années, puis revenir au début, vivre encore dix autres milliards, revenir… et ainsi de suite.
— Évidemment. Et je suppose que c’est ce qu’ont fait nos descendants avant de posséder la technologie leur permettant d’entreprendre ce projet. Mais remonter sans cesse dans le passé est une méthode très inférieure à l’immortalisation de l’univers. Non seulement, elle interdit la construction d’objets d’une durée de vie supérieure à dix milliards d’années, mais elle limite l’immortalité aux seuls êtres capables de voyager dans le temps.