— Oui, on m’a fait certains récits, mentit le Patrouilleur, mais je ne savais que penser. Parle-moi d’elle, je te prie. »
Les trois hommes chevauchaient sous un ciel gris, par une mauvaise brise, près de la route du Vieux Camp. C’était une route militaire, donc pavée et rectiligne, qui longeait le Rhin jusqu’à Colonia Agrippinensis. Les légionnaires avaient imprimé leur marque au fil des années. Aujourd’hui, les hommes qui avaient tenu cette forteresse durant l’automne et l’hiver étaient évacués vers Novésium, qui avait rendu les armes bien plus vite.
Ils n’étaient pas beaux à voir : crasseux, dépenaillés, squelettiques. Hébétés pour la plupart, ils ne pensaient même pas à former les rangs. C’étaient en majorité des Gaulois, membres des troupes régulières et auxiliaires, et ils s’étaient soumis à l’Empire gaulois, se laissant séduire par les porte-parole de Classicus. Non qu’ils aient été en état de résister à un nouvel assaut, contrairement à ce qui s’était passé aux premiers temps du siège. Affamés par le blocus, ils en étaient réduits à manger de l’herbe et des insectes, du moins à condition qu’ils aient la force de les attraper.
Leur escorte se composait aussi de Gaulois, bien nourris et bien équipés, des anciens légionnaires gagnés depuis longtemps à la cause de Classicus. Bien plus nombreux étaient les hommes qui veillaient sur les chars à bœufs transportant le butin. Ceux-ci étaient des Germains, quelques vétérans de la légion encadrant des hommes des bois armés de lances, de haches et de longues épées. De toute évidence, Claudius Civilis – alias Burhmund le Batave – n’accordait à ses alliés celtes qu’une confiance toute relative.
Il plissa le front. C’était un colosse, aux traits mal dégrossis, dont l’œil gauche, frappé de cécité suite à une ancienne infection, était d’un blanc laiteux, contrastant avec le droit d’un bleu glacial. Depuis qu’il avait renié Rome, il se laissait pousser une barbe grisonnante et ses cheveux étaient teints en rouge, à la mode barbare. Mais une cotte de maille lui protégeait le torse, un casque romain le crâne, et à sa ceinture était passé un glaive de légionnaire, conçu pour frapper d’estoc et non de taille.
« Il me faudrait toute la journée pour parler de Wael-Edh… de Veleda, dit-il. Et je ne suis pas sûr que cela me porterait chance. C’est une déesse bien étrange qu’elle sert.
— Wael-Edh ! murmura-t-on dans l’oreillette d’Everard. C’est donc là son vrai nom. On l’a latinisé, tout naturellement…» Les trois hommes s’exprimaient dans le langage des Romains, le seul qu’ils aient en commun.
Surpris, Everard leva involontairement les yeux vers le ciel. Il ne vit que des nuages. Juchée sur un scooter temporel, Janne Floris volait au-dessus de ceux-ci. L’arrivée d’une femme à cheval ne serait pas passée inaperçue au camp. Il aurait certes pu expliquer sa présence, mais leur mission était suffisamment délicate pour qu’ils se dispensent de prendre des risques inutiles. En outre, Floris était plus utile à son poste présent. Ses instruments d’observation l’informaient de tout ce qui se passait dans les environs. Grâce aux systèmes incorporés au serre-tête d’Everard, elle voyait et entendait les mêmes choses que lui et pouvait lui communiquer ses impressions. Elle irait même jusqu’à le secourir si jamais il se mettait dans le pétrin, à condition que son intervention soit relativement discrète. Impossible de dire comment réagiraient les éventuels témoins – même les plus sophistiqués des Romains accordaient foi aux présages –, et le but de leur mission était avant tout de protéger l’histoire. Même s’il fallait pour cela sacrifier un agent.
« Elle a perdu de sa férocité ces derniers temps », poursuivit Burhmund, qui, visiblement, ne tenait pas à s’attarder sur ce sujet. « Peut-être que la déesse elle-même souhaite la fin de la guerre. Quel intérêt aurions-nous à la prolonger, alors que nous avons conquis ce que nous souhaitions ? » Son soupir se perdit dans le vent. « J’ai eu mon content de combats, moi aussi. »
Classicus se mordit les lèvres. C’était un homme de petite taille, ce qui expliquait sans doute l’ambition qui le consumait, dont les traits aquilins attestaient des origines royales. Lorsqu’il servait les Romains, il était à la tête de la cavalerie trévire, et c’était dans la cité de cette tribu, la future Trêves, qu’il avait décidé avec ses alliés de tirer profit du soulèvement germanique. « Nous avons des terres à conquérir, dit-il sèchement, sans parler de la renommée, de la gloire, de la fortune.
— Personnellement, je suis un homme de paix », lâcha Everard, obéissant à une impulsion. S’il ne pouvait arrêter les événements de ce jour, au moins pouvait-il émettre une protestation, même futile.
Les regards qui se braquèrent sur lui exprimaient un certain scepticisme. Mieux valait désamorcer la situation. Lui, un pacifiste ? Il avait pris la persona d’un Goth, dont la tribu était originaire de la future Pologne. Everard, fils d’Amalaric, était l’un des nombreux rejetons du roi – et chef de guerre –, ce qui lui permettait donc de s’adresser à Burhmund comme à un égal. Né trop tard pour prétendre à un quelconque héritage, il s’était lancé dans le commerce de l’ambre, en transportant jusque sur les rives de l’Adriatique, où il avait appris à parler le latin. Puis, renonçant à son négoce, il était parti pour l’Ouest, ayant ouï dire qu’un entrepreneur hardi y ferait facilement fortune. Par ailleurs, sous-entendait-il, une querelle familiale l’avait obligé à prendre ses distances avec les siens.
Une histoire peu banale mais parfaitement crédible. Un colosse comme lui, qui ne transportait apparemment aucun bien de valeur, pouvait voyager seul sans courir le risque de se faire attaquer. En outre, il serait accueilli à bras ouverts un peu partout, tant les gens étaient friands de nouvelles, de chansons et de contes, bref de tout ce qui pouvait rompre la monotonie de leur existence. Ainsi, Claudius Civilis avait été ravi de le recevoir. Même s’il ne lui était d’aucune aide dans sa campagne, au moins lui procurait-il un peu de distraction.
Ce qui n’était pas crédible, c’était de prétendre qu’il n’avait jamais combattu de sa vie et qu’il hésiterait à tuer un adversaire. Comme il ne souhaitait pas être soupçonné d’espionnage, le Patrouilleur se hâta de préciser : « Oh ! le champ de bataille ne m’est pas étranger, pas plus que le combat singulier. Quiconque me traite de couard nourrira les corbeaux avant la nuit tombée. » Il marqua une pause. J’ai l’impression de pouvoir en appeler aux sentiments de Burhmund, de l’amener à s’ouvrir un peu à moi. Il nous faut apprendre ce qui motive cet homme clé si nous voulons découvrir comment le cours des événements risque de bifurquer – et quel est le bon choix pour nous et notre monde. « Mais je suis un homme raisonnable. Quand on peut faire du commerce, mieux vaut le commerce que la guerre.
— Tu nous trouveras très ouverts au négoce, déclara Classicus. L’Empire de Gaule…» Pensif : « Pourquoi pas ? Faire venir l’ambre directement à l’Ouest, par terre et par mer… J’y réfléchirai dès que j’en aurai le temps.
— Un instant, coupa Burhmund. J’ai une tâche à accomplir. » Il donna un coup de talon et son cheval partit au galop.
Classicus l’observa d’un œil méfiant. Le Batave rejoignit la colonne de prisonniers qui passait non loin de là. Il fit halte auprès d’un homme, le seul ou presque à se tenir droit. Au mépris de tout sens pratique, il avait drapé sa carcasse amaigrie dans une toge d’une propreté immaculée. Burhmund se pencha vers lui pour lui parler.