« Qu’est-ce qui lui prend ? » marmonna Classicus. Il se tourna aussitôt vers Everard, lui décochant un regard mauvais. Il s’était rappelé trop tard que l’autre pouvait l’entendre. Il est malsain de montrer à un étranger qu’on a des reproches à faire à ses alliés.
J’ai intérêt à le distraire, sinon il risque de m’envoyer sur les roses, se dit le Patrouilleur. « L’Empire de Gaule, dis-tu ? Tu veux parler de l’Empire romain, dont la Gaule fait partie ? »
La réponse fut celle qu’il attendait : « Je parle de la nation indépendante réunissant tous les peuples gaulois. Je viens de la créer et de m’en proclamer empereur. »
Everard afficha l’air impressionné qui s’imposait. « J’implore ton pardon, sire ! Je viens juste d’arriver ici et j’ignorais tout de cela. »
Classicus se fendit d’un sourire sardonique. Ce n’était pas un vulgaire songe-creux. « L’empire est encore bien jeune. Ce n’est pas demain la veille que je siégerai sur un trône plutôt que sur cette selle. »
Everard entreprit de lui tirer les vers du nez. C’était relativement facile. Si fruste et si insignifiant fût-il, ce Goth n’en était pas moins un interlocuteur intéressant, un homme qui en avait beaucoup vu durant sa vie, et dont l’intérêt manifeste était par conséquent des plus flatteur.
Le rêve de Classicus était fascinant et il n’avait rien de délirant. Il voulait détacher la Gaule de Rome. Cela couperait celle-ci de la Bretagne. Cette île, dont les forces d’occupation étaient réduites et les indigènes de plus en plus agités, tomberait tôt ou tard dans son escarcelle. Sauf que, Everard le savait, Classicus sous-estimait grandement la force et la détermination de Rome. Une erreur bien compréhensible. Il ignorait que les guerres civiles avaient pris fin et que Vespasien régnerait bientôt en maître incontesté.
« Nous avons besoin d’alliés, admit le Gaulois. Civilis semble vouloir fléchir…» Il n’alla pas plus loin, comprenant qu’il en avait de nouveau trop dit. « Quelles sont tes intentions, Everard ?
— Je ne suis qu’un voyageur, sire », répondit le Patrouilleur. Trouve le ton juste, ne sois ni humble, ni arrogant. « Tu me fais honneur en me parlant de tes projets. Les perspectives commerciales…»
Classicus le fit taire d’un geste et détourna les yeux. Ses traits se durcirent. Il réfléchit, il prend une décision qu’il ruminait depuis un bout de temps. Et je devine laquelle. Everard sentit un frisson lui glacer l’échiné.
Burhmund avait fini de discuter avec le captif. Il donna un ordre à un soldat, qui escorta le Romain vers les grossiers abris de torchis édifiés par les Germains pendant le siège. Puis le chef batave alla rejoindre une vingtaine de cavaliers qui patientaient à une quinzaine de mètres de là, sa garde personnelle. Il s’adressa à un jeune homme, le plus petit et le plus mince d’entre eux. Hochant la tête, il partit au galop vers le camp abandonné, dépassant les Romains et leur escorte. Il se trouvait là-bas quelques Germains, chargés de surveiller les civils encore présents dans la forteresse. Ils disposaient des chevaux, des provisions et de l’équipement dont il aurait besoin.
Burhmund revint auprès de ses deux compagnons. « Qui est ce Romain ? demanda sèchement Classicus.
— Un légat, comme je m’en doutais, répondit Burhmund. J’avais décidé d’en envoyer un à Veleda. Guthlaf, le plus rapide de mes cavaliers, va la prévenir de son arrivée.
— Pourquoi ?
— J’entends les guerriers se plaindre. Je sais que leur sentiment est partagé par ceux qui sont restés au pays. Nous avons connu la victoire, mais nous avons eu notre content de défaites, et la guerre n’en finit pas. Nous avons perdu la fine fleur de notre armée à Asciburgium – autant l’avouer avec franchise –, et les blessures dont j’ai souffert m’ont immobilisé durant plusieurs jours. L’ennemi a reçu des troupes fraîches. Les hommes affirment qu’il est grand temps que nous honorions les dieux, et voilà que tout un troupeau de soldats ennemis nous tombe entre les mains. Nous devrions les massacrer, détruire leurs armes et offrir le tout aux dieux. Cela assurerait notre triomphe. »
Everard entendit un hoquet provenant des hauteurs.
« Si cela doit satisfaire tes hommes, fais-le. » Classicus faisait montre d’un étrange enthousiasme, car les Gaulois avaient renoncé aux sacrifices humains sous l’influence des Romains.
Burhmund lui décocha un regard d’acier. « Quoi ? C’est à toi que ces soldats se sont rendus, à toi qu’ils ont fait allégeance. » De toute évidence, il n’avait pas accepté cela de gaieté de cœur.
Classicus haussa les épaules. « Ils ne seront bons à rien tant que nous ne les aurons pas nourris, et ensuite, je ne serai guère enclin à me fier à eux. Tue-les si tu le souhaites. »
Burhmund se raidit. « Je ne le souhaite point. Cela ne ferait que provoquer les Romains. Ce qui ne serait pas sage. » Il hésita. « Toutefois, il convient de faire un geste. J’envoie ce dignitaire à Veleda. Elle décidera ce qu’elle doit faire de lui, et elle convaincra le peuple que sa décision était la bonne.
— Comme il te plaira. Pour ma part, j’ai moi aussi à faire. Adieu. » Classicus claqua la langue, et son cheval obliqua vers le sud. Il dépassa prisonniers et chariots, s’éloigna et disparut là où la route s’enfonçait dans une épaisse forêt.
C’était par là, Everard le savait, que campaient la plupart des Germains. Certains n’avaient que récemment rejoint les troupes de Burhmund, d’autres avaient assiégé Castra Vetera pendant des mois et ne supportaient plus leurs huttes crasseuses. Même si toutes leurs feuilles n’avaient pas encore poussé, les arbres les protégeaient du vent ; ils formaient un environnement propre et vivant, comme les forêts de leur pays ; le vent dans les branches était le murmure des dieux ténébreux. Everard réprima un frisson.
Burhmund considéra son allié qui s’éloignait. « Je me demande ce qu’il va faire, dit-il dans sa langue natale. Hum. » Ce fut sûrement une intuition qui le poussa à faire demi-tour, à retourner auprès du légat et de son escorte et à appeler ses cavaliers. Ceux-ci s’empressèrent de le rejoindre. Everard s’aventura à les suivre.
Guthlaf le messager émergea des huttes, chevauchant un cheval frais et tirant derrière lui trois montures de rechange. Il trotta jusqu’au fleuve et embarqua à bord d’un bac. Celui-ci gagna aussitôt l’autre rive.
Une fois près du légat, Everard put l’examiner à loisir. À en juger par sa beauté toute latine, à peine altérée par la faim, il était d’origine italienne. Il avait fait halte dès qu’on lui en avait donné l’ordre et attendait de subir son sort avec une impassibilité antique.
« Je veux régler ce problème sans tarder, au cas où les choses tourneraient mal », déclara Burhmund. S’adressant au Gaulois en latin : « Tu peux retourner à ton poste. » Se tournant vers ses guerriers : « Saeferth, Hnaef, vous allez conduire cet homme auprès de Wael-Edh, parmi les Bructères. Guthlaf vient tout juste de partir pour annoncer son arrivée, mais ce n’est pas grave. Ne vous pressez pas autant que lui, de crainte d’achever ce Romain déjà bien amoindri. » Non sans amabilité, il ajouta en latin pour le bénéfice de ce dernier : « Tu vas être conduit auprès d’une sainte femme. Je pense que tu seras bien traité si tu te montres raisonnable. »
Frappé d’une terreur sacrée, les deux guerriers conduisirent le captif vers le campement qu’ils venaient d’abandonner afin de se préparer pour le voyage. Dans le crâne d’Everard, la voix de Floris était tremblante. « Ach, nie, de arme… Ce doit être Munius Lupercus. Vous savez ce qui va lui arriver. »