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Le Patrouilleur lui répondit en mode subvocal : « Je sais tout ce qui va arriver.

— Nous ne pouvons rien faire ?

— Absolument rien. C’était écrit. Tenez bon, Janne.

— Tu as l’air bien sombre, Everard, lui dit Burhmund dans son dialecte germanique.

— Je suis… fatigué », répondit Everard. Cette langue lui avait été enseignée avant son départ du XXe siècle (ainsi que le gotique, au cas où). Elle était proche de celle qu’il avait employée en Angleterre, quelques quatre siècles en aval, à l’époque où cette contrée était envahie par les descendants de ces tribus des bords de la mer du Nord[3].

« Moi aussi », murmura Burhmund. L’espace d’un instant, il sembla étrangement vulnérable, presque touchant. « Nous avons fait un long chemin, tous les deux, hein ? Reposons-nous tant que nous le pouvons.

— Ta route a été plus dure que la mienne, je crois bien.

— Eh bien, qui voyage seul voyage toujours mieux. Et la terre s’accroche aux bottes qui sont souillées de sang. »

Un frisson chassa les idées noires d’Everard. C’était ce qu’il espérait, l’ouverture qu’il cherchait à susciter depuis son arrivée, deux jours plus tôt. De bien des façons, ces Germains étaient un peu naïfs, sans méfiance, peu soucieux de leur intimité. Bien plus que Julius Classicus, qui se contentait de proclamer ses ambitions, Claudius Civilis Burhmund – était en quête d’une oreille sympathique, d’une personne étrangère à sa situation et auprès de qui il aurait pu s’épancher.

« Suivez bien notre conversation, Janne, transmit Everard. Et soufflez-moi les questions que vous souhaitez poser. » Durant leur brève mais intense période de préparation, il avait constaté qu’elle était douée pour comprendre les gens. En joignant leurs forces, ils parviendraient sûrement à se faire une meilleure idée de ce qui se passait et de ce qui les attendait.

« Entendu, dit-elle d’une voix mal assurée, mais j’ai aussi intérêt à ne pas lâcher Classicus.

— Tu t’es battu pour Rome depuis ta prime jeunesse, n’est-ce pas ? » demanda Everard en germain.

Burhmund partit d’un rire sec. « Oui – les marches forcées, les manœuvres, les routes à construire, les baraquements, les engueulades, les parties de dés, les catins, les cuites, la maladie, la monotonie des tours de garde… toute une vie de soldat.

— Mais on m’a dit que tu avais une épouse, des enfants, des terres. »

Burhmund acquiesça. « Je n’ai pas passé ma vie sur les routes. Mais ce qui est vrai pour moi, et pour mes parents proches, ne l’est pas pour le commun des soldats. Nous appartenons à la maison royale, vois-tu. Si Rome avait besoin de nous, c’était pour maintenir la paix autant que pour faire la guerre. On nous a vite promus officiers, et nous avions droit à de longues permissions chaque fois que nos unités étaient stationnées en Germanie-Inférieure. Ce qui leur arrivait très souvent avant le début des troubles. Nous pouvions rentrer à la maison, prendre part aux assemblées, vanter les qualités de Rome et retrouver nos familles. » Il cracha par terre. « Et vois de quelle façon on nous a remerciés ! »

Les souvenirs remontèrent à la surface. Exaspérés par les exactions des ministres de Néron, les tributaires s’étaient révoltés, tuant collecteurs d’impôt et autres parasites. Civilis et l’un de ses frères furent arrêtés pour sédition. Comme il le confia à Everard, ils s’étaient contentés de protester, quoique en termes plutôt vifs. Son frère fut décapité. Civilis fut enchaîné et conduit à Rome, afin d’y être interrogé, sans aucun doute torturé et probablement crucifié. La chute de Néron interrompit la procédure. Soucieux d’apaiser les esprits, Galba accorda son pardon à Civilis et le renvoya dans son unité.

Mais Othon ne tarda pas à renverser Galba, tandis que les légions de Germanie proclamaient Vitellius empereur, celles d’Égypte élevant Vespasien au même rang. Civilis faillit être condamné en raison de ses liens supposés avec Galba, mais l’affaire fut bien vite oubliée lorsque la XIVe Légion quitta le territoire lingon, emmenant avec elle les auxiliaires placés sous son commandement.

Bien décidé à conquérir la Gaule, Vitellius pénétra dans les terres trévires. Ses soldats ravagèrent Divodorum, la future Metz. (Ce qui favorisa les agissements de Classicus, dont la rébellion fut tout de suite populaire.) Un conflit opposant les Bataves aux troupes régulières faillit tourner à la catastrophe, mais il fut étouffé à temps. Civilis joua un rôle crucial dans la résolution de cette crise. Placée sous le commandement du général Fabius Valens, la troupe se mit en marche vers le Sud afin d’aider Vitellius à affronter Othon. En chemin, Valens préleva un lourd tribut à diverses communautés pour les protéger de sa propre armée.

Lorsqu’il ordonna aux Bataves de gagner la Narbonnaise afin de se porter au secours des troupes qui y étaient postées, ses légionnaires se mutinèrent. Cela les priverait de leurs éléments les plus courageux, affirmaient-ils. Une fois qu’un compromis eut été trouvé, les Bataves réintégrèrent l’armée. Mais après la traversée des Alpes, les soldats apprirent que leurs camarades avaient été vaincus à Placentia, et ils se mutinèrent à nouveaux, offensés cette fois par l’apathie de leur chef. Ils voulaient aider les leurs.

Burhmund eut un rire de gorge. « Il a fini par céder. »

Les deux guerriers s’éloignèrent des huttes. Le Romain avançait entre eux, équipé pour le voyage. Des montures de rechange les suivaient, chargées de provisions. Le petit groupe se dirigea vers le Rhin. Le bac venait d’accoster. Ils embarquèrent.

« Les partisans d’Othon ont tenté de nous arrêter sur les berges du Pô, reprit le Batave. C’est à ce moment-là que Valens a compris que les Germains lui étaient indispensables. Nous avons fait une percée et tenu notre position jusqu’à ce que les autres nous rejoignent. Une fois que nous avons franchi le fleuve, ce fut la déroute dans les rangs ennemis. Le massacre de Bédriac restera dans les annales. Peu de temps après, Othon s’est suicidé. » Grimace. « Mais Vitellius ne tenait plus ses hommes. Ils ont ravagé l’Italie. J’en ai été le témoin. Ce n’était pas beau à voir. Et pourtant, cette terre n’était pas celle de l’ennemi, mais celle qu’ils étaient censés défendre. N’est-ce pas ? »

C’est peut-être pour cette raison que les choses s’envenimèrent au sein de la XIVe Légion. Une nouvelle dispute éclata entre troupes régulières et auxiliaires, qui faillit tourner à l’affrontement en règle. Civilis comptait parmi les officiers qui calmèrent le jeu. Vitellius, qui venait d’être proclamé empereur, ordonna aux légionnaires de gagner la Bretagne et incorpora les Bataves à sa garde personnelle. « Mais cela n’a pas eu l’effet escompté, car il n’avait rien d’un meneur d’hommes. Les miens se sont laissés aller, ils ont commencé à boire et à se quereller. Il a fini par nous renvoyer en Germanie. Il ne pouvait pas agir autrement, de crainte de faire couler le sang, y compris le sien. Nous en avions assez de lui. »

Le bac, un radeau confectionné avec des rondins, avait traversé le fleuve. Les voyageurs débarquèrent et s’enfoncèrent dans la forêt.

« Vespasien tenait l’Afrique et l’Asie, poursuivit Burhmund. Primus, son général, m’a écrit après avoir débarqué en Italie. Oui, j’avais réussi à me faire connaître. »

Burhmund prit langue avec nombre de ses contacts. Parmi eux se trouvait un légat inepte, qui accepta sa proposition. Des soldats allèrent garder les cols alpins ; les partisans de Vitellius, gaulois ou germaniques, ne pouvaient plus regagner le nord, et quant aux Ibères et aux Italiens, ils avaient déjà bien à faire là où ils se trouvaient. Burhmund ordonna un grand rassemblement de sa tribu. La conscription décrétée par Vitellius était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Ils l’acclamèrent avec ferveur, faisant claquer l’épée sur le bouclier.

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3

Voir « La Patrouille du temps », in La Patrouille du temps (op. cit.). (N.d.T.)