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Saeferth et Hnaef ne pouvaient guère lui résister. Les Bructères leur étaient supérieurs en nombre. En outre, tous le savaient proche de la sainte femme depuis qu’ils avaient quitté ensemble leur terre natale. « Que tous ici en soient témoins : nous avions l’intention de nous rendre auprès d’elle, mais tu nous dis que telle est sa volonté et nous nous fions à ta parole », déclara Saeferth.

Hnaef eut un rictus. « Finissons-en. »

Ils mirent pied à terre, imités par les cinq autres, et ordonnèrent à Lupercus d’en faire autant. Mais il était si affaibli par les privations qu’ils durent lui venir en aide. Lorsqu’ils lui lièrent les mains derrière le dos et que Heidhin prépara une corde, il écarquilla les yeux et retint son souffle. Puis il se ressaisit et murmura ce qui était sans doute une prière adressée à ses dieux.

Heidhin se tourna vers les deux. « Père Woen, Tiw le Guerrier, Donar du Tonnerre, entendez-moi, dit-il d’un air pénétré. Sachez que cette offrande vous est envoyée par Nerthus. Jamais elle n’a été votre ennemie, jamais elle n’en a voulu à votre honneur. Si les hommes vous ont ces temps-ci moins vénérés que naguère, les offrandes à elle adressées étaient destinées à tous les dieux. Rejoignez-la, ô puissants dieux, et donnez-nous la victoire ! »

Saeferth et Hnaef empoignèrent les bras de Lupercus. Heidhin s’avança vers lui. Avec la pointe de sa pique, il traça sur le front du Romain le signe du marteau ; après avoir déchiré sa tunique, il traça sur son torse une croix gammée. Le sang qui jaillit était d’un rouge encore plus vif du fait de la grisaille. Lupercus demeura muet. Ils le conduisirent vers le frêne que Heidhin avait choisi, lancèrent la corde par-dessus une branche, la lui passèrent autour du cou. « Oh ! Julia », souffla-t-il. Deux des hommes de Heidhin le hissèrent tandis que les autres hurlaient en frappant leur bouclier de leur épée. Il ne cessa de ruer dans le vide jusqu’à ce que Heidhin lui plante sa pique dans le cœur.

Lorsqu’on eut fait tout ce qu’il y avait à faire, Heidhin dit à Saeferth et à Hnaef : « Suivez-moi. Je vous invite à rester dans ma demeure jusqu’à ce que vous repartiez auprès du seigneur Burhmund.

— Que devons-nous lui dire ? demanda Hnaef.

— La vérité, répondit Heidhin. Dites-la à tout l’ost. Les dieux ont enfin reçu la part qui leur revenait de droit, comme autrefois. Désormais, ils ne pourront faire autrement que de se battre à nos côtés. »

Les Germains s’éloignèrent. Un corbeau vola autour du mort, se percha sur son épaule, tendit le bec et engloutit un bout de chair. Un autre le rejoignit, puis un autre, et un autre encore. Leurs croassements résonnaient dans le vent qui faisait doucement osciller le cadavre.

6.

Everard accorda à Floris deux jours de repos à passer chez elle. Loin d’être une mauviette, c’était néanmoins une personne civilisée et douée de conscience, qui venait d’assister à des atrocités. Par chance, elle ne connaissait aucune des victimes et n’aurait pas à surmonter de sentiment de culpabilité. « Contactez un psychotech si les cauchemars persistent, lui conseilla-t-il. Mais n’oubliez pas que nous devrons réfléchir à la suite des événements à la lumière de nos observations, et aussi élaborer un plan d’action. »

Si endurci fût-il, il n’était pas mécontent de disposer lui aussi d’un bref répit qui lui permettrait d’assimiler ses impressions du Vieux Camp – visuelles, auditives et olfactives. Il passa des heures à se balader dans les rues d’Amsterdam, s’imprégnant de la douce ambiance des Pays-Bas du XXe siècle. Le reste du temps, il s’enfermait dans un bureau de l’antenne de la Patrouille, récupérant des fichiers de données – histoire, anthropologie, géographie physique et politique, bref tout ce qu’il trouvait – et s’en inculquant l’essentiel par imprégnation électronique.

Il ne s’était préparé à cette mission que de façon superficielle. Non qu’il lui soit possible à présent d’acquérir sur le sujet un savoir encyclopédique. Celui-ci n’était pas disponible. La préhistoire germanique n’attirait que de rares chercheurs, dispersés sur quantité de siècles et de kilomètres. Il existait tant de domaines apparemment plus intéressants, voire plus importants. Les données concrètes étaient fort rares. Floris et lui-même exceptés, aucun agent de la Patrouille ne s’était jamais préoccupé de Civilis. La rébellion dont il était responsable, et dont la seule conséquence avait été une légère amélioration du sort de son peuple, ne semblait pas justifier qu’un spécialiste de l’Empire romain y investisse du temps et des moyens.

Et peut-être était-ce la seule conséquence, songea Everard. Peut-être que ces variantes textuelles ont une explication toute simple, que les détectives de la Patrouille n’ont pas vue, et que nous ne chassons que des ombres. En tout cas, rien ne prouve qu’un agent extérieur ait cherché à manipuler les événements. Enfin, quelle que soit la réponse, il faut bien que nous la trouvions.

Le troisième jour, il passa un coup de fil à Floris depuis son hôtel et lui proposa de dîner ensemble, comme le soir de leur première rencontre. « On se contentera de bavarder et de se détendre, sans aborder la mission plus qu’il n’est nécessaire. Il sera temps demain de faire des plans. D’accord ? » Il lui demanda de choisir le restaurant, et ils convinrent de s’y retrouver.

L’Ambrosia proposait de la cuisine antillaise et guyanaise. Sis dans Stadthouderskade, dans un quartier paisible à proximité du Museumplein, il consistait en une salle discrète donnant sur le canal. Le cuisinier noir rejoignit la jeune et jolie serveuse pour commenter le menu dans un anglais parfait. Le vin était idéal pour accompagner leurs choix. Leur plaisir était peut-être accru par la sensation qu’ils avaient de savourer un éphémère instant de paix, de chaleur et de lumière, au sein des ténèbres sans fin de l’histoire.

« Je vais rentrer à pied, déclara Floris au moment du café. Il fait si beau ce soir. » Son appartement était distant de deux ou trois kilomètres.

« Je vous raccompagne, si vous le souhaitez », proposa Everard avec joie.

Elle sourit. Caressés par le crépuscule au-dehors, ses cheveux avaient l’éclat d’un soleil souvenu. « Merci. J’en suis ravie. »

L’air était d’une douceur exceptionnelle. Il embaumait le printemps, car la pluie l’avait lavé un peu plus tôt, et la circulation était quasi inexistante, à peine une rumeur en fond sonore. Un bateau fila sur le canal, laissant derrière lui un sillage argenté. « Merci, répéta-t-elle. C’était charmant. Exactement ce dont j’avais besoin.

— Parfait. » Il attrapa sa blague à tabac et bourra sa pipe. « Mais vous n’auriez pas tardé à vous ressaisir, j’en suis sûr. »

Ils s’éloignèrent du canal pour s’engager entre d’antiques façades. « Oui, j’ai déjà vu mon content d’atrocités. » La belle humeur que tous deux avaient veillé à entretenir pendant le dîner s’estompait déjà, mais Floris conservait une voix égale et une expression paisible. « Pas à cette échelle, non, mais j’ai vu des hommes tués ou blessés au combat, terrassés par la maladie et… et par un destin cruel. »

Everard acquiesça. « Oui, l’époque qui est la nôtre s’est distinguée dans ce registre, mais les autres n’ont pas grand-chose à lui envier. La différence, c’est qu’aujourd’hui on imagine que ça pourrait être mieux. »

Floris soupira. « Au début, vivre dans le passé, c’était romantique, mais…

— Et bien, vous avez choisi un milieu assez hostile. Quoique, à cette époque, c’était à Rome qu’on jouait au Grand-Guignol. »