Выбрать главу

Elle lui jeta un regard pénétrant. « Ne me dites pas que vous prenez encore les Barbares pour de nobles sauvages. C’est une illusion que j’ai très vite perdue. Ils sont aussi impitoyables que les Romains. Mais ils sont moins efficaces, c’est tout. »

Everard alluma sa pipe. « Pourquoi les avez-vous choisis comme sujet d’étude, si je puis me permettre ? D’accord, il fallait bien que quelqu’un se tape ce boulot, mais, avec votre bagage, vous auriez pu opter pour quantité d’autres sociétés. »

Elle sourit. « On a tenté de m’en convaincre à l’Académie, après que j’ai décroché mon diplôme. Un agent en particulier ne cessait de me vanter son cher duché du Brabant. Il était adorable. Mais moi, j’étais têtue.

— Pourquoi donc ?

— Plus j’y repense, moins mes motivations me semblent claires. Il semble qu’à l’époque… Oui, si ça ne vous dérange pas, j’aimerais vous l’expliquer en détail. »

Il lui tendit son bras. Elle le prit. Tous deux avançaient à la même allure, mais elle avait une foulée nettement plus souple. Il serrait le fourneau de sa pipe dans sa main libre. « Je vous en prie, dit-il. Je n’ai consulté votre dossier que pour apprendre le strict nécessaire, mais je ne peux m’empêcher d’être curieux. De toute façon, ce n’est pas là-dedans que j’aurais découvert grand-chose.

— Cela remonte à mes parents, je crois bien. » Elle avait les yeux tournés vers le lointain, une fine ride verticale lui creusait le front. Sa voix avait des accents presque rêveurs. « Je suis leur unique enfant, née en 1950. » Et sans doute plus âgée, en temps propre, qu’on ne le penserait en regardant le calendrier de cette année, se dit-il. « Mon père a grandi dans ce qu’on appelait alors les Indes orientales hollandaises. Rappelez-vous que ce sont les Hollandais qui ont fondé Djakarta, et que nous l’avions baptisée Batavia. Il était encore jeune lorsque les nazis ont envahi les Pays-Bas, peu avant que les Japonais ne déferlent sur l’Asie du Sud-Est. Il a combattu dans notre flotte, ou plutôt ce qu’il en restait. Ma mère, qui était encore lycéenne, a participé à la Résistance, plus précisément à la presse clandestine.

— Des gens valeureux, murmura Everard.

— Ils se sont connus après la guerre et se sont fixés à Amsterdam une fois mariés. Ils sont encore en vie et savourent leur retraite ; lui travaillait dans les affaires, elle enseignait l’histoire, l’histoire des Pays-Bas. » Oui, songea-t-il, à l’issue de chaque expédition, tu reviens le jour même où tu étais partie, car tu ne veux pas perdre une seule des heures qui te sont comptées avant leur mort, eux qui ignorent tout de tes activités. Je parie qu’ils sont déçus de ne pas avoir de petits-enfants. « Jamais ils ne se sont vantés de leurs faits de guerre. Mais je ne pouvais faire autrement que de vivre dans ce souvenir, de vivre dans le passé de mon pays. Est-ce du patriotisme ? Appelez cela comme il vous plaira. Ce sont les miens. Qu’est-ce qui a fait d’eux ce qu’ils sont ? Quelles sont leurs racines ? Cette question me fascinait et j’ai résolu d’entamer des études universitaires pour devenir archéologue. »

Everard le savait déjà, tout comme il savait qu’elle avait pratiqué l’athlétisme, atteignant un niveau quasiment olympique, et voyagé dans deux ou trois endroits du globe déconseillés aux touristes. Tout ceci avait attiré l’attention d’un agent recruteur de la Patrouille, qui l’avait convaincue de passer certains tests, ne lui révélant qu’après coup leur signification. Lui-même avait suivi un parcours similaire.

« Cela dit, fit-il remarquer, vous avez choisi une culture où une femme est pas mal handicapée. »

Elle lui répondit avec une certaine sécheresse. « Vous avez sûrement eu accès à des rapports soulignant ma réussite. La Patrouille procure à ses agents d’excellents déguisements.

— Pardon. Je ne souhaitais pas vous offenser. Les déguisements en question sont parfaits pour de brèves immersions. » Quelques années en aval de cette époque, on parviendrait à altérer la pilosité et le registre vocal. Des vêtements molletonnés là où il le faut dissimulent sans peine les galbes révélateurs. Une femme peut toujours être trahie par ses mains, mais celles de Floris étaient plus grandes que la moyenne, et, si elle se faisait passer pour un jeune homme, leur absence de poils ne susciterait aucun commentaire. Sauf que… Dans certaines circonstances, on peut être amené à se déshabiller devant des tiers, dans des bains publics, par exemple. Les Barbares n’apprécient pas les jeunes hommes efféminés, et on risque de se retrouver pris dans un pugilat. Si bien entraînée soit-elle, une femme reste en général moins forte, moins robuste qu’un homme, et il n’est pas question d’avoir recours à des armes anachroniques.

« Ils ont un usage limité, je vous l’accorde, dit Floris. C’était souvent frustrant. J’ai même envisagé de…» Elle laissa sa phrase inachevée.

« De changer de sexe ? » demanda-t-il à voix basse au bout de trente secondes.

Elle opina avec raideur.

« Ça n’a pas besoin d’être permanent, vous savez. » Dans l’avenir, cette transformation n’avait plus rien de chirurgical, ni d’hormonal d’ailleurs ; elle s’opérait au niveau moléculaire, par altération de l’ADN de l’organisme. « Cela dit, ce n’est pas une mince affaire. On ne peut envisager une telle procédure que dans le cadre d’une mission de plusieurs années. »

Elle lui jeta un regard de défi. « En seriez-vous capable ?

— Foutre non ! » s’exclama-t-il, se demandant aussitôt : Ai-je réagi trop vivement ? Me suis-je montré intolérant ? « Mais rappelez-vous que je suis né en 1924, au cœur du Middle-West. »

Floris éclata de rire et lui étreignit le bras. « Je ne pense pas que ma personnalité en serait grandement altérée. Si je devenais un homme, je serais sûrement homosexuel. Ce qui, dans cette société, représente un handicap encore plus lourd que la féminité. Une condition qui me satisfait pleinement, du reste. »

Il sourit. « Ça crève les yeux, et depuis le début. »

Du calme, mon gars. Ne va pas mêler le travail et la bagatelle. Ça pourrait être dangereux. Sur le plan intellectuel, je préférerais quelle soit un homme.

Sans doute partageait-elle en partie ses réserves, car ils poursuivirent leur route en silence. Un silence qui n’avait cependant rien de malaisé. Ils traversaient un parc, avançant au sein d’une végétation odorante, sous des frondaisons qui filtraient la lueur des réverbères, transformant l’allée en ruban moucheté. Ce fut lui qui reprit la parole.

« En dépit de ces prétendus handicaps, je crois savoir que vous avez réalisé un projet d’importance. Je n’ai pas accédé au dossier qui lui est consacré, pensant que vous préféreriez m’en parler vous-même, ce qui me convient également. » Il avait déjà abordé ce sujet par sous-entendus, sans qu’elle morde à l’hameçon. Comme ils avaient quantité de choses plus importantes à faire, il n’avait pas insisté.

Il la vit et l’entendit retenir son souffle. « Oui, il faut que je vous en parle. Mieux vaut que vous ayez une idée juste de mon expérience. C’est une longue histoire, mais autant commencer par là. » Elle hésita. « J’ai fini par me sentir à l’aise en votre compagnie. Au début, j’étais terrorisée. Moi, travailler avec un agent non-attaché ?

— Vous cachez bien votre jeu, dit-il en tirant sur sa pipe.

— Sur le terrain, on est bien obligé d’apprendre à dissimuler ses émotions, non ? Mais je pense pouvoir vous parler en toute liberté. Vous êtes un homme du genre confortable. »

Il ne savait que répondre à cela.