« J’ai vécu quinze ans parmi les Frisons », déclara-t-elle.
Il réussit à rattraper sa pipe avant qu’elle se brise sur le pavé. « Hein ?
— De 22 à 37 apr. J.C, poursuivit-elle d’un air décidé. La Patrouille souhaitait enrichir ses connaissances sur la vie dans les régions occidentales de la Germanie durant la période où l’influence romaine se substituait à l’influence celtique. Plus précisément, elle s’intéressait aux soulèvements qui ont suivi le meurtre d’Arminius. Les conséquences de cet acte étaient potentiellement très importantes.
— Mais vous n’avez rien trouvé d’inquiétant, pas vrai ? Alors que Civilis, que la Patrouille pensait pouvoir négliger… Enfin, nos agents ne sont que des êtres humains, donc faillibles. Et, naturellement, l’étude d’une société donnée est toujours précieuse, quel que soit le contexte. Continuez, je vous en prie.
— Quelques collègues m’ont aidée à m’insérer dans le milieu. Ma persona était une jeune femme appartenant au peuple chattuaire[4], qui avait perdu son mari lors d’un raid chérusque. Elle avait fui en territoire frison avec une partie de ses biens, accompagnée de deux domestiques qui lui étaient restés fidèles. Le chef du village où nous avons échoué nous a accueillis avec générosité. Je lui apportais de l’or ainsi que des nouvelles ; et, chez ces peuples, l’hospitalité est chose sacrée. »
En plus, tu étais séduisante, ce qui ne gâte rien.
« Avant longtemps, j’avais épousé l’un de ses fils cadets, poursuivit Floris d’une voix neutre. Mes « domestiques » ont décidé d’aller chercher fortune sous d’autres cieux, et on ne les a plus jamais revus. Tout le monde a conclu qu’il leur était arrivé malheur. Ce monde est si hostile !
— Et ? » Everard contempla son profil. Vermeer aurait pu le faire surgir sur la toile, crinière dorée et lumière vespérale.
« Ce furent des années difficiles. J’avais souvent le mal du pays, il m’arrivait parfois de sombrer dans le désespoir. Puis je repensais à la chance qui était la mienne : je ne cessais d’apprendre, de faire des découvertes, d’explorer tout un univers de coutumes et de croyances, de savoirs et de talents, et les gens, tous ces gens ! J’ai fini par les chérir. Ils étaient certes rudes, mais si aimants – à condition qu’on soit de leur tribu, bien sûr –, et mon Garulf et moi… nous sommes devenus très proches. Je lui ai donné deux enfants, et j’ai veillé en secret à ce qu’ils puissent survivre. Il en espérait d’autres, naturellement, mais j’ai également veillé à me limiter, et il n’était pas rare qu’une femme soit frappée de stérilité. » Elle esquissa un sourire piteux. « Une fille de ferme lui en a donné quelques autres. Nous nous entendions bien, toutes les deux, elle me respectait et… Peu importe. C’était une chose acceptée de tous, dont je n’avais pas à rougir, et… je savais qu’un jour, je finirais par rentrer chez moi.
— Comment vous y êtes-vous prise ? » demanda Everard à voix basse.
Elle poursuivit dans un murmure : « Garulf est mort. Il chassait l’aurochs, et l’un de ces animaux l’a encorné. Je l’ai pleuré, mais cela me simplifiait les choses. J’aurais dû m’éclipser beaucoup plus tôt, comme l’avaient fait mes collègues, mais nos enfants… deux garçons qui entraient dans l’adolescence, donc quasiment des hommes. Les frères de Garulf prendraient soin d’eux. »
Everard acquiesça. Grâce à ses études, il savait que les anciens Germains considéraient comme sacré le lien avunculaire. Parmi les tragédies qui avaient frappé Burhmund, alias Civilis, figurait sa rupture avec le fils de sa sœur, qui périrait en se battant pour Rome.
« Néanmoins, ça m’a déchiré le cœur de les quitter, acheva Floris. Je leur ai dit que je souhaitais m’isoler pour faire mon deuil, et ils ont sans doute passé le restant de leurs jours à se demander ce qui m’était arrivé. »
Et toi, tu t’es demandé ce qui leur était arrivé, et tu te le demandes peut-être encore, songea Everard. A moins que tu n’aies observé à distance le cours qu’a pris leur existence. Mais je te crois trop sage pour cela. Au temps pour la belle vie des agents de la Patrouille !
Floris déglutit. Ravalait-elle ses pleurs ? Elle afficha une gaieté forcée. « Je vous laisse imaginer le traitement de rajeunissement dont j’avais besoin à mon retour ! Sans compter les bains chauds, l’éclairage électrique, les livres, les concerts, les avions et le reste !
— Et n’oublions pas l’égalité des sexes, ajouta Everard.
— Oui, oui. Les femmes de cette époque avaient droit à une certaine considération, et il a fallu attendre le XIXe siècle pour qu’elles jouissent d’une liberté comparable, mais… oh ! oui.
— Apparemment, Veleda était totalement maîtresse de son destin.
— Ce n’est pas la même chose. Elle parlait au nom des dieux, je crois. »
C’est ce que nous devons vérifier.
« Cette mission s’est achevée pour moi il y a plusieurs années de temps propre, conclut Floris. Mes entreprises subséquentes ont été plus modestes. Du moins jusqu’ici. »
Everard mordit le tuyau de sa pipe. « Hum, revenons à ce problème de sexe. Je ne veux pas m’encombrer de déguisements, sauf pour de brèves périodes. C’est trop contraignant. »
Elle pila. Il fit halte lui aussi. Ils se trouvaient au pied d’un lampadaire. Les yeux de Floris luisaient tels ceux d’un chat. Elle éleva la voix. « Je ne me contenterai pas de vous observer depuis les hauteurs, agent Everard. Il n’en est pas question. »
Un cycliste passa en coup de vent, leur jeta un regard, pédala de plus belle.
« Votre présence à mes côtés me serait fort utile, concéda Everard. Pas de façon permanente, toutefois. Vous conviendrez avec moi qu’il est souvent utile d’avoir un partenaire qui reste en retrait. Mais une fois que nous devrons jouer pour de bon les Sherlock Holmes, votre expérience se révélera… Mais, concrètement, comment nous y prendrons-nous ? »
Passant de la colère à l’excitation, elle saisit sa chance. « Je serai votre épouse. Ou votre concubine, ou votre suivante, tout dépendra des circonstances. Chez les Germains, il arrive parfois qu’une femme accompagne son homme en voyage. »
Bon sang ! Serais-je en train de rougir ? « Veillons à ne pas compliquer les choses entre nous. »
Elle le fixa du regard sans broncher. « Je ne me fais aucun souci sur ce point, monsieur. Vous êtes un professionnel et un gentleman.
— Eh bien, merci, fit-il avec soulagement. Je pense que je saurai me tenir. »
Et tu as intérêt à en faire autant !
7.
Soudain, le printemps déferla sur la terre. La chaleur et les longues journées faisaient sortir les feuilles des branches. L’herbe étincelait. Le ciel s’emplissait d’ailes et de clameurs. Agneaux, veaux et poulains gambadaient dans les prés. Les hommes et les femmes émergeaient de la pénombre des maisons, de la fumée et de la puanteur de l’hiver ; ils clignaient des yeux sous le soleil, humaient la douceur de l’air et s’activaient à préparer l’été.
Mais les maigres récoltes de l’année précédente les avaient laissés sur leur faim. Quantité d’hommes guerroyaient toujours par-delà le Rhin, et quelques-uns d’entre eux ne reviendraient jamais. Edh et Heidhin avaient encore du givre dans le cœur.
Ils marchaient sur les terres de la prêtresse, indifférents à la brise comme au soleil. En la voyant passer, les hommes travaillant aux champs n’osaient ni la héler, ni lui parler. Bien que la forêt à l’ouest brillât sous le soleil, le bosquet sacré, plus loin à l’est, semblait enténébré, comme si l’ombre de la tour le recouvrait.
4
Les Chattes (latin