C’était Floris qui avait choisi le site, une colline isolée depuis le sommet de laquelle on dominait une forêt s’étendant à perte de vue dans toutes les directions. Seuls de rares chasseurs avaient pu l’apercevoir, et aucun, sans doute, ne l’avait escaladée. L’Europe du Nord était fort peu peuplée ; une tribu de cinquante mille membres était jugée gigantesque, et son domaine couvrait un vaste territoire. Cette contrée était plus étrangère au XXe siècle que ne l’aurait été une autre planète.
Deux abris individuels étaient dressés côte à côte, éclairés par une lampe à l’éclat tamisé, et un savoureux fumet montait d’une unité cordon-bleu provenant d’une époque postérieure à la leur. Cependant, après qu’il se fut occupé de ses chevaux, Everard alluma du petit bois qu’il avait ramassé un peu plus tôt. Ils mangèrent dans un silence songeur puis éteignirent la lampe. L’unité, occupée à laver la vaisselle, devint une ombre parmi les autres. Ils s’assirent sur l’herbe devant le feu. Ni l’un ni l’autre n’avaient proposé de le faire ; ils savaient tous deux que c’était ce qui convenait, voilà tout.
Une petite brise fraîche se leva. De temps à autre, un hibou ululait, comme lançant une question à un oracle. Les frondaisons chatoyaient, tel un océan sous les étoiles. La Voie lactée déploya sa majesté au nord. Plus haut dans le ciel brillait la Grande Ourse, que les hommes de ce lieu et de ce temps appelaient le Chariot du Père des Cieux. Mais comment la nomme-t-on dans la contrée d’Edh ? s’interrogea Everard. Où que se trouve celle-ci. Si le nom « Alvaring » est inconnu de Janne, nous avons affaire à un peuple tellement obscur que la Patrouille n’en a jamais entendu parler.
Il alluma sa pipe. Sa fumée se joignit à celle du feu crépitant, dont la lueur éclairait fugitivement le visage de Floris, aux os saillants encadrés par des cheveux qu’elle avait dénoués le soir venu. « Je pense que nous devons effectuer des recherches en amont », déclara-t-il.
Elle acquiesça. « Ces derniers jours, leurs actes ont confirmé les écrits de Tacite, n’est-ce pas ? »
Durant les jours en question, il était resté par force sur terre tandis qu’elle observait les événements depuis les hauteurs. Mais elle s’était montrée aussi active que lui. Alors qu’il était confiné au voisinage de l’action, elle pouvait couvrir une vaste superficie et disposait en outre de minuscules drones qui lui rapportaient ce qui se passait sous certains toits.
Voici les événements auxquels ils avaient assisté. Le Sénat de Colonia se savait dans une situation désespérée. Pouvait-il obtenir une reddition honorable, avec des garanties ? Les Tenctères, qui vivaient sur l’autre rive du Rhin, leur dépêchèrent des émissaires pour leur proposer une union hors du giron romain. Mais ils exigeaient que les murailles de la ville soient rasées. Colonia s’y refusa, se déclarant prête à accepter une alliance assez lâche et à octroyer à ses interlocuteurs le libre passage du fleuve durant le jour, en attendant que la confiance se soit instaurée entre les deux parties. Elle exigea aussi que Civilis et Veleda servent de médiateurs. Les Tenctères acceptèrent. Ce fut à ce moment-là qu’arrivèrent Civilis, alias Burhmund, et Classicus.
Ce dernier était prêt à ordonner la mise à sac de la cité. Burhmund hésitait encore à sauter le pas. Notamment parce que l’un de ses fils y était retenu en otage, suite à un accord conclu l’année précédente, alors qu’il soutenait officiellement la cause de Vespasien. En dépit de tous les bouleversements subséquents, le garçon avait toujours été bien traité et Burhmund tenait à le récupérer vivant. Nul doute que l’influence de Veleda œuvrerait pour la cause de la paix, avança-t-il.
Il ne se trompait pas.
« Ouais, fit Everard. Les événements devraient suivre le cours prévu. » Colonia rendrait les armes, les rebelles l’épargneraient, et elle rejoindrait leur alliance. De nouveaux otages y séjourneraient : l’épouse et la sœur de Burhmund, la fille de Classicus. Le fait que ces deux hommes consentent à de tels sacrifices en disait long sur la puissance de Veleda, qui transcendait toute question de realpolitik.
(« Le pape ? Combien de divisions ? » raillerait Staline. Ses successeurs constateraient que la question était mal posée. Sur le long terme, c’est par leurs rêves que vivent les hommes, et c’est pour eux qu’ils meurent.)
« Eh bien, nous ne sommes pas encore arrivés au point de divergence, commenta Floris. Nous ne faisons qu’explorer ses prémices.
— Et collecter de plus en plus d’éléments soulignant l’importance de Veleda. Pensez-vous qu’il nous serait possible… qu’il vous serait possible, plutôt… de l’aborder directement afin de mieux la connaître ? »
Floris secoua la tête. « Non. Surtout en ce moment, où elle s’est retirée dans sa tour. Sans doute traverse-t-elle une crise de nature émotionnelle, voire religieuse. En la dérangeant, nous risquons de provoquer… le pire, peut-être.
— Mouais. » Everard tira sur sa pipe pendant une bonne minute. « Une crise religieuse… Janne, vous avez écouté le discours que Heidhin a prononcé hier devant les troupes ?
— En partie. Je savais que vous étiez sur place et pourriez l’enregistrer.
— Vous n’êtes pas américaine. Et vos ancêtres calvinistes ne l’étaient pas davantage. Je pense que vous n’avez pas pris la mesure de cette intervention. »
Elle tendit les mains vers le feu et attendit la suite.
« J’ai cru entendre un sermon de prédicateur baptiste, conçu pour exalter les fidèles et menacer les pécheurs des flammes de l’enfer, reprit Everard. Un sermon sacrement efficace. C’en est fini des atrocités du style Castra Vetera. »
Floris frissonna. « Je l’espère bien.
— Mais le style de ce discours… Ce n’est certes pas nouveau dans le monde classique. Les Juifs ont déjà essaimé sur l’ensemble du pourtour méditerranéen, après tout. Et les prophètes de l’Ancien Testament ont influencé jusqu’aux cultes païens. Mais ici, chez les hommes du Nord… pourquoi n’en a-t-il pas appelé à leur machisme ? Ou, à tout le moins, au respect de la parole donnée ?
— Vous avez raison. Leurs dieux sont cruels, mais relativement tolérants. C’est précisément ce qui les rendra vulnérables aux missionnaires chrétiens.
— Veleda elle aussi a trouvé ce défaut dans leur cuirasse, dit Everard d’un air pensif, et ce six ou sept cents ans avant l’arrivée des premiers de ces missionnaires.
— Veleda, répéta Floris dans un murmure. Wael-Edh. Edh l’Étrangère, Edh l’Étrange. Elle a traversé la Germanie pour apporter son message ici. D’après Tacite 2, elle le répandra chez elle après la chute de Civilis… et la foi des Germains en sera transformée… Oui, je pense que nous devrions la suivre dans le passé, pour remonter à la source de son destin. »
9.
Les mois passèrent, érodant la victoire de Burhmund.
Tacite restituerait fidèlement le cours des événements : une suite d’erreurs et de malentendus, de trahisons et de dissensions, durant laquelle les Romains renforcèrent inexorablement leur puissance. A ce moment-là, déjà, le souvenir des détails se perdait, et on oubliait les blessés qui se vidaient de leur sang sur les champs de bataille. Les quelques éléments qui ont survécu ne sont pas sans intérêt, mais il n’est nul besoin de les connaître pour apprécier la conclusion de la crise. Un résumé suffit.
Dans un premier temps, la réussite continua de sourire à Burhmund. Il occupa la contrée des Suniques et recruta nombre de guerriers dans leurs rangs. Sur les rives de la Moselle, il triompha d’une bande de Germains servant l’Empire, en intégra une partie dans son armée et chassa le reste vers le Sud.