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Par endroits, ils débordaient du fossé. Leurs bouches s’ouvraient sur des langues que fourmis et scarabées grignotaient déjà. Les corbeaux avaient dévoré la plupart des yeux. Nombre d’oiseaux picoraient encore, grappillant leur souper avant la tombée de la nuit. Les narines s’étaient accoutumées à la puanteur, sauf lorsqu’une brise la portait droit sur elles, et la fraîcheur du soir l’avait atténuée.

« Il a beaucoup de troupes en réserves, répliqua Lupercus.

— Mais ce n’est ni un crétin, ni un ignorant, n’est-ce pas, sire ? insista le centurion. Il a marché à nos côtés pendant plus de vingt ans, me dit-on, il est même allé en Italie, et il est monté en grade autant qu’il est possible à un auxiliaire. Il sait forcément que nous sommes à court de provisions. Il est plus sensé de nous affamer que d’affronter nos hommes et nos machines de guerre.

— Certes, fit Lupercus. Je pense que telle est son intention depuis que son assaut a échoué. Mais il ne peut contrôler ses troupes comme le ferait un Romain, tu sais. » Rictus : « Non que nos légions se soient montrées disciplinées ces derniers temps. »

Il chercha du regard le point fixe autour duquel l’ennemi se vautrait. Des bouquets de métal étincelaient là où les hommes se groupaient autour des étendards de leurs unités ; les chevaux attachés mangeaient paisiblement leur avoine ; une tour de siège de deux étages, bâtie à la hâte, grossière mais solide, attendait sur ses roues. A proximité se trouvaient Claudius Civilis, naguère serviteur de Rome, et les sauvages qui profitaient de son commandement et de son enseignement.

« Quelque chose a attisé la colère des Germains, reprit le légat. Un événement, une inspiration, un caprice… peu importe. J’aimerais savoir de quoi il s’agit. Mais nous risquons d’être fort occupés sous peu. Préparons-nous. »

Il descendit de la tour, suivi par son état-major. On eût dit qu’il regagnait un monde de paix. Au fil des décennies, le Vieux Camp s’était agrandi au point de devenir une sorte de colonie, avec des allées dont le tracé s’éloignait de la rectitude militaire. En ce moment, il accueillait une foule de réfugiés en plus de ce qui restait de son armée. Mais Lupercus avait réussi à y imposer l’ordre, les soldats à leurs postes ou dans leurs baraquements, les civils occupés à des tâches essentielles ou cantonnés là où ils ne gênaient personne.

Le calme régnait dans la pénombre ; l’espace d’un instant, il cessa d’écouter les chants des sauvages. Son esprit s’envola, engloutissant les milles et les années, retrouvant les Alpes, puis la mer si bleue, et la baie sous la majestueuse montagne, la cité nichée sur ses flancs, sa villa envahie par les roses, Julia, les enfants… Mais Publius serait bientôt un homme, Lupercilla une jeune dame, et Marcus, avait-il enfin maîtrisé la lecture ?… Leurs missives étaient si espacées, si irrégulières. Comment se portaient-ils, quel temps faisait-il ce jour à Pompéi ?

N’y pense plus. Tu as plus urgent à faire. Il s’activa à ses tâches, inspectant, planifiant, donnant ses instructions.

La nuit tomba. Les flammes des foyers montaient autour du fort, et les guerriers buvaient et festoyaient. Ils avaient volé quantité d’amphores pleines de vin. On entendit bientôt retentir leurs chants. Les Romains les distinguaient nettement. Javelines, frondes et catapultes les frappèrent bientôt, en commençant par les plus hardis et les plus bigarrés. « Une chasse aux oiseaux à la mode égyptienne, par Hercule ! jubila Aletus.

— Civilis va y mettre bon ordre », rétorqua Lupercus.

Et en effet, au bout de deux ou trois heures, on vit jaillir les étincelles puis les flammes disparaître, les foyers étant dispersés puis étouffés par des couvertures. Cette précaution sembla accroître encore la colère des Germains. La lune était absente du ciel et la brume occultait les étoiles. On se battit à l’aveuglette ou presque, au corps à corps, on frappait quand on entendait un bruit ou qu’on voyait avancer une masse de nuit. Mais les légionnaires continuaient de respecter la discipline. Ils jetaient depuis les remparts des pierres et des bâtons ferrés. Lorsqu’ils entendaient le bruit caractéristique d’une échelle qu’on hissait, ils la repoussaient de leurs boucliers, puis lançaient leurs javelines. Si un homme réussissait à prendre pied sur le rempart, ils le passaient au fil de l’épée.

Les combats s’espacèrent peu après minuit. Un temps régna le silence, on n’entendait même plus les râles des agonisants. Indifférents au danger, les Germains avaient emporté leurs blessés, et les Romains avaient évacué les leurs vers l’infirmerie. Lupercus regagna son poste d’observation et tendit l’oreille. Il entendit bientôt une voix qui haranguait les guerriers, lesquels se mirent à crier et à entonner leur chant de mort. Il secoua la tête. « Ils vont revenir », soupira-t-il.

Les premiers rayons du soleil éclairèrent la tour de siège qui roulait doucement vers la porte principale. Elle était poussée par une bonne vingtaine de guerriers, derrière lesquels se pressaient leurs camarades, Civilis et sa garde d’élite patientant sur le flanc. Lupercus eut tout le temps d’évaluer la situation, de prendre une décision, de mettre ses hommes en position et de déployer ses propres engins. Légionnaires et artisans réquisitionnés avaient travaillé d’arrache-pied pour fabriquer ces derniers.

La tour approcha de la porte. Des guerriers y montèrent, brandissant leurs armes, lançant des projectiles, se préparant à sauter dans le camp. Le légat parla. Les Romains posté sur les remparts déployèrent poutres et poteaux. Protégés par leurs boucliers, soutenus par les frondeurs, ils résistèrent à l’assaut. Une fois qu’ils eurent immobilisé la tour, ils entreprirent de la tailler en pièces. Pendant ce temps, leurs camarades faisaient une sortie et attaquaient l’ennemi sur les deux flancs.

Civilis fonça, à la tête de ses vétérans. Les ingénieurs romains firent apparaître un bras orientable au-dessus des remparts. Des mâchoires de fer se refermèrent sur un Barbare, le hissèrent dans les airs. Poussant des cris de triomphe, les ingénieurs actionnèrent les contrepoids de la grue. Le bras pivota, les mâchoires se rouvrirent, l’homme chut à l’intérieur de l’enceinte. Une escouade l’attendait.

« Des prisonniers ! s’écria Lupercus. Il me faut des prisonniers ! »

La grue repartit à la pêche, encore et encore. Quoique lent et difficile à manœuvrer, cet engin était nouveau et démoralisant. Lupercus n’aurait su dire dans quelle mesure il poussa l’ennemi à la déroute. Sans doute que nul n’aurait pu en juger. La destruction de la tour de siège et la sortie de l’infanterie avaient déjà ébranlé les troupes barbares.

Des soldats disciplinés auraient tenu bon, usé de leur supériorité numérique et retourné la situation. Mais les Barbares, ignorant toute coordination, ne maîtrisaient que leur environnement immédiat et n’avaient aucune vue d’ensemble du combat. Personne ne venait renforcer leurs points faibles. En outre, nombre d’entre eux étaient fatigués par leur nuit blanche, certains avaient perdu beaucoup de sang, et ni leurs dieux ni leurs camarades n’accouraient à leur aide. Perdant tout courage, ils ne tardèrent pas à s’égailler. Le reste de la horde suivit le mouvement.

« Ne faudrait-il pas les poursuivre, sire ? demanda l’ordonnance.

— Ce serait une erreur fatale. » Lupercus se demanda distraitement pourquoi il prenait la peine d’expliquer la chose plutôt que d’ordonner à ce blanc-bec de faire silence. « Ils n’ont pas tout à fait cédé à la panique. Regarde, ils s’arrêtent au bord du fleuve. Leurs chefs vont les rallier à eux et Civilis leur fera reprendre leurs esprits. En outre, je ne pense pas qu’il autorisera un nouvel assaut comme celui-ci. Il préférera établir un blocus. »