Ce fut là une grave erreur. Tandis qu’il s’escrimait ainsi dans les forêts de Belgique, Classicus restait oisif et Tutor tardait à s’emparer des défenses du Rhin et des Alpes. La XXIe Légion profita de son incurie pour entrer en Gaule. Elle opéra une liaison avec ses troupes auxiliaires, parmi lesquelles figurait un escadron de cavalerie commandé par Julius Briganticus, neveu et ennemi implacable de Civilis. Tutor fut vaincu, ses Trévires dispersés. Une tentative de soulèvement avait été étouffée chez les Séquanes, et des unités romaines arrivaient depuis l’Italie, l’Hispanie et la Bretagne.
Pétilius Cérialis avait pris la tête des forces impériales. Humilié par Boadicée neuf ans plus tôt en Bretagne, ce parent de Vespasien s’était depuis racheté en contribuant à libérer Rome des partisans de Vitellius. À Moguntiacum, la future Mayence, il renvoya les conscrits gaulois dans leurs foyers, déclarant que ses légions seraient à la hauteur de la tâche. Un geste qui, à lui seul ou presque, paracheva la pacification de la Gaule.
Puis il entra dans Augusta Treverorum, la future Trêves, la cité de Classicus et de Tutor, le berceau de la rébellion gauloise. Il accorda une amnistie générale et réintégra au sein de son armée les unités qui étaient passées à l’ennemi. S’adressant à une assemblée de Trévires et de Lingons sur un ton des plus raisonnable, il les convainquit qu’ils n’avaient rien à gagner et tout à perdre en poursuivant leur insurrection.
Burhmund et Classicus avaient regroupé leurs troupes éparses, hormis un contingent piégé par Cérialis. Ils lui envoyèrent un héraut, lui offrant l’impérium gaulois s’il acceptait de les rejoindre. Il se contenta de transmettre leur missive à Rome.
Occupé comme il l’était par la dimension politique du conflit, il n’était pas préparé à la violence des combats qui suivirent. Plus vaillants que jamais, les rebelles s’emparèrent du pont sur la Moselle. Cérialis en personne prit la tête des troupes qui le reprirent. Ralliant ses cohortes alors même que les Barbares entraient dans son camp, il les prit par surprise tandis qu’ils s’abandonnaient au pillage et les mit en déroute.
Plus au Nord, les Agrippiniens – autrement dit les Ubiens – n’avaient fait alliance avec Burhmund qu’à contrecœur. Ils massacrèrent les troupes germaines stationnées chez eux et implorèrent Cérialis de leur venir en aide. Il avança à marche forcée pour libérer leur cité.
En dépit de quelques revers sans importance, il obtint la capitulation des Nerviens et des Tongres. Après avoir reçu le renfort de plusieurs légions, il se prépara à une bataille décisive contre Burhmund. À l’issue d’un affrontement de deux jours à proximité du Vieux Camp, au cours duquel l’aide d’un déserteur batave se révéla décisive, il brisa les forces germaines en les prenant à revers. La guerre aurait pu s’achever à ce moment-là, si les Romains avaient disposé de navires pour empêcher leurs ennemis de franchir le Rhin.
En apprenant la nouvelle, les rebelles trévires se retirèrent à leur tour sur la rive droite du fleuve. Burhmund regagna l’île batave, où les troupes qu’il lui restait eurent un temps recours à la guérilla. Briganticus faisait partie des hommes qu’elles tuèrent. Mais elles durent battre en retraite à leur tour. Au plus fort de la bataille, on vit même Burhmund et Cérialis s’affronter en combat singulier. Le Germain, qui tentait de rallier ses troupes en déroute, fut identifié par ses ennemis, et les projectiles plurent sur lui ; il n’échappa à la mort qu’en sautant à bas de sa monture et en plongeant dans le fleuve. À bord de ses navires se trouvaient désormais Classicus et Tutor, réduits à l’état de pleureuses.
Cérialis rencontra un contretemps. Après avoir inspecté les quartiers d’hiver qu’on préparait pour ses légions à Bonna et à Novésium, il descendait le Rhin à la tête de sa flotte. Des éclaireurs germains constatèrent que la certitude d’une prochaine victoire l’avait incité à relâcher sa vigilance. Rassemblant un groupe de guerriers décidés, ils passèrent à l’attaque lors d’une nuit sans lune. Les hommes qui réussirent à s’introduire dans le camp tranchèrent les cordes des tentes et massacrèrent les légionnaires qui y dormaient. Leurs compagnons lancèrent des grappins sur les navires et les halèrent. Leur plus belle prise n’était autre que la trirème prétorienne, où Cérialis était supposé dormir. Par chance, il ne s’y trouvait pas – il couchait avec une Ubienne, disait une rumeur –, et ce fut un commandant tout nu et à moitié endormi qui tenta de reprendre ses troupes en main.
Mais cette action n’eut aucune conséquence. Sauf, peut-être, celle de dégriser les Romains. Les Germains emportèrent la trirème sur la rivière Lippe et en firent don à Veleda.
Si insignifiante soit-elle, cette défaite impériale aurait pu être interprétée comme un présage. Cérialis poursuivit sa percée en territoire tribal. Nul ne pouvait lui résister. Mais il ne parvint pas à obtenir de victoire décisive contre ses adversaires. Rome ne pouvait plus lui envoyer de renforts. Il avait de plus en plus de difficultés à obtenir des provisions. Et un nouvel ennemi marchait sur lui : l’inexorable hiver boréal.
10.
Sur les hauteurs à l’est de la vallée du Rhin avançait une colonne composée de plusieurs milliers de personnes. Ces collines étaient en grande partie boisées et on n’y trouvait que des coulées en guise de routes. Hommes, bœufs et chevaux peinaient pour tracter les chars ; on entendait les roues grincer, les buissons murmurer, les gorges haleter. La plupart des hommes et des femmes progressaient à pied, engourdis par la faim et la fatigue.
Postés sur un sommet à quelques cinq kilomètres de là, Everard et Floris observaient les fugitifs alors qu’ils traversaient une prairie dégagée. Grâce à leurs instruments optiques, ils se seraient crus à quelques mètres d’eux. Ils auraient pu braquer des micros capteurs, mais le spectacle à lui seul était déjà pénible.
En tête du cortège s’avançait un homme aux cheveux blancs, dont le dos ne s’était pas encore voûté. Derrière lui étincelaient les cottes de mailles et les fers de lance de son escorte personnelle. C’était la seule note un peu brillante dans cette scène, et les yeux des hommes étaient sombres sous leurs casques. Venait ensuite un maigre cheptel de bœufs, de moutons et de porcs, sur lequel veillaient quelques adolescents. Çà et là, on observait sur les chars des cages abritant des poules et des oies. Les miches de pain et les quelques morceaux de viande séchée faisaient l’objet d’une surveillance de tous les instants, bien plus que les vêtements, les outils et autres objets – dont une idole en bois brut sur son chariot, luisant d’un or désormais vain. En quoi les dieux avaient-ils aidé les Ampsivariens ?
« Cet homme qui marche à leur tête, dit Everard en tendant l’index. Vous pensez que c’est leur chef, Boiocalus ?
— C’est ainsi que le nomme Tacite, en tout cas, répondit Floris. Oui, sans aucun doute. Rares sont les hommes de ce milieu à atteindre un âge aussi avancé. » Tristement : « Il doit regretter ses actes, j’imagine.
— Sans parler de toutes les années qu’il a consacrées au service de Rome. »
Une jeune femme, à peine adulte, avançait en traînant les pieds, un bébé dans ses bras. Le sein qu’elle avait dénudé pour le lui offrir ne donnait plus une goutte de lait. Le quadragénaire qui marchait près d’elle, s’aidant d’une lance comme si c’était un bâton, semblait se tenir prêt à la rattraper si elle tombait. Nul doute que le cadavre de son mari gisait plusieurs lieues en arrière.