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Everard s’agita sur sa selle. « Allons-y, dit-il d’une voix rauque. Le point de rendez-vous n’est pas tout près. Pourquoi nous avez-vous fait faire ce détour ?

— Je tenais à ce que nous voyions ceci. Oui, cette image hantera mes rêves, tout autant que les vôtres. Mais pour les Tenctères, ce fut une réalité. Si nous voulons comprendre leur réaction, ainsi que celle de Veleda, et les relations qui ont été les leurs, ce détour était indispensable.

— Sans doute. » D’un claquement de langue, Everard fit avancer son cheval, tenant fermement les rênes de sa monture de rechange, qui portait en ce moment son modeste paquetage. « Mais la compassion est une denrée des plus rare en ce siècle. La plus proche des sociétés qui l’encourageait se trouvait en Palestine, et elle sera bientôt dispersée aux quatre vents. »

Semant dans l’Empire les graines du judaïsme, dont la moisson ne sera autre que le christianisme. Pas étonnant que les guerres du Nord soient passées au second plan de l’histoire.

« La loyauté familiale est un sentiment extrêmement fort dans cette culture, lui rappela Floris, et à force de lutter ensemble contre Rome, les Germains d’Occident commencent à prendre conscience d’une identité transcendant les divisions tribales. »

Ouais, songea Everard,  et tu soupçonnes Veleda d’y être pour beaucoup. C’est pour cela que nous la traquons à travers le temps – pour tenter de découvrir ce qu’elle signifie.

Une fois au pied de la colline, ils regagnèrent l’abri de la forêt. Le feuillage verdoyant de l’été surplombait une sente bordée de fourrés. Les rayons du soleil découpaient des taches de lumière sur la mousse ombragée. Des écureuils rouge vif sautaient parmi les branches. Le chant des oiseaux et les senteurs végétales accentuaient encore la douceur de l’atmosphère. La Nature avait déjà digéré le supplice des Ampsivariens.

En apercevant une toile d’araignée où se débattait un insecte rutilant, Everard imagina un fragile fil de pitié le reliant à ces malheureux. Ce fil s’étirerait un long moment avant de se briser. Inutile de se rappeler que ces hommes et ces femmes étaient morts dix-huit siècles avant sa naissance. Ils étaient présents, ici et maintenant, aussi réels que les réfugiés qu’il avait vus dans cette même région ou presque, en 1945. Mais ceux de ce siècle-ci ne trouveraient aucun havre.

Tacite résumait assez bien leurs épreuves. C’étaient les Chauques qui avaient chassé les Ampsivariens de leurs terres. Une annexion pure et simple ; les Chauques étaient désormais trop nombreux pour subsister grâce aux ressources de leurs seules terres ancestrales ; la surpopulation ne constituait pas un phénomène nouveau, pas plus que les guerres et les famines qui en découlaient. Les vaincus décidèrent de gagner les plaines du Rhin. Ils savaient qu’il s’y trouvait un vaste territoire que les Romains avaient vidé de ses habitants, comptant y installer des dépôts et des colonies réservées aux légionnaires démobilisés. Deux tribus frisonnes avaient déjà tenté de s’en emparer. Les Romains avaient commencé par leur en interdire l’accès, et il s’en était suivi un affrontement à l’issue duquel tous les guerriers vaincus avaient été vendus comme esclaves. Mais les Ampsivariens étaient de loyaux fédérés. Quarante ans auparavant, Boiocalus avait refusé de suivre le rebelle Arminius, qui pour sa peine l’avait jeté en prison. Par la suite, il avait servi sous les ordres de Tibère et de Germanicus, jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite pour devenir le chef de son peuple. Rome accepterait sûrement de le laisser s’établir sur ce domaine à présent public.

Mais Rome refusa. Souhaitant éviter un conflit, le légat proposa à Boiocalus des terres pour sa famille et pour lui-même. Le chef refusa ce pot-de-vin. « La terre peut nous manquer pour vivre, elle ne peut nous manquer pour mourir[6] », déclara-t-il. Il conduisit les siens plus en amont, parmi les Tenctères. Lors d’une gigantesque assemblée, il les invita, ainsi que les Bructères et tous ceux que gênait la présence de l’Empire, à entrer en guerre contre lui à ses côtés.

Pendant que les Germains débattaient à leur façon, désordonnée mais quasi démocratique, le légat franchit le fleuve à la tête de plusieurs légions. Il menaça d’exterminer les Tenctères s’ils ne chassaient pas les intrus. Une seconde armée venue de Germanie-Supérieure prit les Bructères à revers. Ainsi piégés, les Tenctères prièrent leurs hôtes de déguerpir.

Il ne m’appartient pas de les juger avec sévérité. Les États-Unis se rendront coupables au Viêt Nam d’une trahison encore plus odieuse, et nettement moins justifiée.

Le sentier déboucha sur une esquisse de route, étroite et creusée d’ornières, dont seul le passage des hommes et des chars à bœufs assurait l’entretien. Les Patrouilleurs parcoururent ses méandres durant des heures. Floris avait planifié leur itinéraire avec l’aide de leurs caméras en altitude et de leurs drones espions, exploitant quantité d’observations patiemment accumulées. Il était relativement dangereux de voyager ainsi sans escorte, bien que les Tenctères n’aient pas tendance à se livrer au brigandage. Mais il fallait qu’on les voie arriver de façon ordinaire. Si nécessaire, ils avaient leurs étourdisseurs à opposer à d’éventuels agresseurs, à condition bien sûr qu’aucun témoin ne soit en mesure d’altérer le cours de l’histoire en décrivant ce combat fabuleux.

En fin de compte, leur périple se déroula sans encombre. De plus en plus d’hommes les rejoignaient sur la route, et ils allaient tous dans la même direction. Ils semblaient préoccupés et se montraient peu loquaces. Seule exception à cette règle, un type ventripotent qui déclara se nommer Gundicar. Chevauchant à côté de ce couple qui éveillait sa curiosité, il se montra aussi bavard que jovial. Au XIXe ou au XXe siècle, se dit Everard, on l’aurait sans doute pris pour un boulanger ou un épicier prospère, un pilier du Brauhaus local. « Comment se fait-il que vous soyez indemnes après un si long voyage ? » s’enquit-il.

Le Patrouilleur lui servit un boniment préparé à l’avance. « Pas si long que cela, mon ami. J’appartiens au peuple des Reudignes, qui demeure au nord de l’Elbe. Tu as sûrement entendu parler de nous. Nous étions partis commercer dans le Sud, et nous avons été mêlés malgré nous à la guerre entre Chattuaires et Hermondures. Je crois être le seul membre de mon groupe à avoir survécu à ces épreuves. Cette femme a hélas perdu son mari et s’est placée sous ma protection. Nous avons décidé de rentrer au pays en longeant le Rhin, puis la côte une fois que nous l’aurions atteinte. Puis nous avons entendu parler de cette prêtresse venue de l’Est, qui devait s’adresser à ton peuple, les Tenctères…

— Ach ! en vérité, nous vivons des temps difficiles, soupira Gundicar. Les Ubiens ont eu à souffrir de gigantesques incendies. » Il retrouva sa gaieté. « À mon avis, ce sont les dieux qui les châtient pour avoir léché les bottes des Romains. Bientôt, peut-être, un sort encore plus sinistre tombera sur toute cette engeance.

— Vous étiez donc prêts à affronter les légions quand elles ont envahi votre domaine ?

— Cela n’aurait pas été très sage, car nous n’étions pas préparés au combat, et puis les moissons approchaient, sais-tu. Mais je n’ai pas honte de dire que j’ai pleuré pour ces malheureux exilés. Que la Mère veille sur eux ! J’espère que la prêtresse Edh nous annoncera des lendemains qui nous verront redresser le tort qui leur a été fait. Si Colonia devait être mise à sac… quel beau butin en perspective ! »

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6

Tacite, Annales, XIII, 55, trad. Jean-Louis Burnouf. (N.d.T.)