Floris prit le relais d’Everard. Dans une société de frontière comme celle-ci, la femme a droit au respect, sinon à l’égalité. C’est elle qui dirige la maisonnée en l’absence de l’homme ; en cas d’attaque des Vikings ou des Indiens, c’est elle qui coordonne les défenses. Et, bien plus que les Grecs ou les Hébreux, les Germains croyaient aux sibylles, aux prophétesses, aux femmes – ayant rang de chaman ou quasiment – qu’un dieu avait investies de divers pouvoirs, notamment celui de prédire l’avenir. La réputation d’Edh l’avait précédée, et ce bavard de Gundicar avait beaucoup à dire sur le sujet.
« Non, on ignore la contrée dont elle est issue. Avant de venir ici, elle se trouvait parmi les Chérusques, et on m’a dit qu’avant cela, elle avait séjourné chez les Langobards… A mon avis, la déesse qu’elle appelle Nerthus appartient aux Vanes plutôt qu’aux Ases… à moins que ce nom ne désigne en fait Mère Fricka. Et cependant… on dit que Nerthus peut être aussi féroce que Tiw lui-même… Il paraît qu’une étoile et la mer lui sont associées, mais je ne sais rien là-dessus, nous sommes trop loin de l’océan ici… Elle est arrivée chez nous peu après que les Romains se furent retirés. Le roi en personne l’a accueillie sous son toit. Il a invité les hommes à venir l’entendre. C’est sans doute elle qui le lui a demandé. Il ne pouvait guère lui refuser cela…»
Floris lui tira les vers du nez avec habileté. Ses ragots allaient aider les Patrouilleurs à décider de leur prochaine étape. Mieux valait éviter d’approcher Edh. Tant qu’ils n’en sauraient pas davantage sur elle et sur les forces qu’elle risquait de libérer, toute intervention directe serait pure folie.
En fin d’après-midi, ils arrivèrent dans un vallon aux prés et aux champs bien entretenus, le domaine privé du roi. Celui-ci était avant tout un propriétaire foncier, qui n’hésitait pas à travailler aux côtés de ses métayers, de ses serfs et de ses esclaves. Il présidait aux conseils et aux sacrifices saisonniers, dirigeait les forces armées en temps de guerre, mais la loi et la tradition le liaient tout autant que ses sujets ; ceux-ci n’hésitaient pas à le contester, voire à le renverser s’ils étaient d’humeur rebelle, et les membres de sa famille ne pouvaient prétendre à aucun poste s’ils ne bénéficiaient pas du soutien de leurs soldats. Pas étonnant que ces Germains ne puissent vaincre Rome, songea Everard. Jamais ils n’y parviendront. Lorsque leurs descendants Goths, Vandales, Burgondes, Lombards, Saxons, et cætera – succéderont à l’Empire, ce sera uniquement par défaut, car il se sera effondré, rongé de l’intérieur. Et, à ce moment-là, l’Empire les aura déjà assujettis – du moins sur le plan spirituel, en les convertissant au christianisme, si bien que le berceau de la nouvelle civilisation occidentale sera le même que celui de la civilisation classique à laquelle elle succédera : le Bassin méditerranéen plutôt que la Rhénanie ou le littoral de la mer du Nord.
Ces considérations ne mobilisaient qu’une partie de son esprit, et il les en chassa dès qu’il eut à nouveau besoin de toute son attention.
Le roi et sa famille demeuraient dans une maison de rondins tout en longueur, surmontée d’un toit de chaume. Elle était flanquée d’appentis, de granges, de logis plus modestes et autres dépendances, l’ensemble de ces bâtiments dessinant les contours d’une cour. Non loin de là se dressait le sanctuaire, un bosquet d’antiques arbres où les dieux recevaient leurs offrandes et délivraient leurs présages. La plupart des visiteurs avaient monté le camp dans un pré adjacent. Veaux et porcelets rôtissaient au-dessus des feux, tandis que des serviteurs remplissaient de bière les cornes et les chopes. Un seigneur était tenu de se montrer hospitalier pour assurer sa réputation, car sa vie même dépendait souvent de celle-ci.
Après s’être installés dans un coin discret, Everard et Floris se mêlèrent à la compagnie. En s’approchant des dépendances, ils réussirent à entrevoir la cour. Sur ce carré grossièrement pavé patientaient les chevaux des visiteurs les plus importants, qui étaient hébergés dans la demeure royale. Les Patrouilleurs distinguèrent un char tiré par quatre bœufs blancs. C’était un véhicule hors du commun, l’œuvre d’un charron doublé d’un artiste. Derrière la banquette du cocher, deux cloisons soutenaient un petit toit de planches. « Un vrai carrosse, murmura Everard. C’est sûrement celui de Veleda… d’Eldh, je veux dire. Vous croyez qu’elle dort là-dedans lorsqu’elle est sur la route ?
— Sûrement, répondit Floris. Du coup, sa dignité comme son mystère restent intacts. Il abrite sans doute aussi une effigie de la déesse.
— Hum. A en croire Gundicar, elle est accompagnée de plusieurs hommes. Peut-être n’a-t-elle pas besoin d’une escorte, respectée comme elle l’est par les tribus, mais cela n’en impressionne pas moins les foules, et puis il faut bien que quelqu’un se charge des corvées. Mais je suppose qu’un grand prestige est attaché à son service, et que ses accompagnateurs logent chez le grand sachem en compagnie de ses guerriers et de ses chefs subalternes. Et elle, vous croyez que c’est aussi son cas ?
— Certainement pas. Vous la voyez allongée sur un banc au milieu de tous ces hommes qui ronflent ? Soit elle dort dans son carrosse, soit le roi lui a réservé l’usage d’une chambre privée.
— Mais comment fait-elle pour disposer d’un tel pouvoir ?
— Nous sommes ici pour le découvrir. »
Le soleil sombra derrière les arbres à l’ouest. Le crépuscule envahit le vallon. Un vent froid se leva. Maintenant que les invités avaient mangé, l’air était imprégné d’une odeur de fumée et de végétation. Des serfs vinrent attiser les feux de camp ; les flammes partirent à l’assaut du ciel en crépitant. Dans les hauteurs filaient corbeaux et hirondelles, qui traçaient des runes changeantes dans un ciel virant au pourpre à l’est, au vert à l’ouest. L’étoile du soir fit son apparition, toute tremblotante.
Les cors retentirent. Des guerriers sortirent de la demeure royale, traversèrent la cour, s’avancèrent sur le pré maintes fois piétiné. Les fers de leurs lances accrochèrent les feux du couchant. Devant eux marchait un homme vêtu d’une tunique ouvragée, avec des hélices d’or enserrant ses bras : le roi. Les hommes retinrent leur souffle dans la pénombre, attendirent en silence. Le cœur d’Everard lui martelait les côtes.
Le roi s’exprima d’une voix ferme mais grave. Néanmoins, Everard eut l’impression qu’il était troublé. Voici que leur arrivait Edh, dont tous avaient entendu dire qu’elle accomplissait des prodiges. Elle avait une prophétie à prononcer devant les Tenctères. C’était en son honneur, et en l’honneur de la déesse qui l’accompagnait dans ses voyages, qu’il avait fait savoir à tous ses sujets qu’ils devaient venir l’écouter. En ces temps difficiles, il convenait de soupeser tous les signes qu’envoyaient les dieux. Les paroles d’Edh risquaient de les heurter, prévint-il. Qu’ils s’efforcent de voir dans leur fracas celui d’un os brisé que l’on remet en place. Qu’ils réfléchissent à leur sens, ainsi qu’aux actes qu’on attendait désormais d’eux.
Le roi s’écarta. Deux femmes – ses épouses ? – apportèrent un grand tabouret à trois pieds. Edh s’avança et y prit place.
Everard plissa les yeux pour scruter la pénombre. Quel dommage qu’il ne puisse pas utiliser un amplificateur optique et doive se contenter de la lueur des feux de camp ! Ce qu’il vit le surprit. Il s’était attendu à découvrir une sorcière en haillons. Elle était chaussée de bottines de cuir et vêtue d’une robe en laine blanche toute simple, aux manches courtes, sur laquelle elle avait passé une cape bleue bordée de fourrure et maintenue en place par une broche. Elle allait la tête nue, ainsi qu’une jeune fille, mais ses longs cheveux châtains étaient réunis en tresses, lesquelles étaient ramenées sous une coiffe en peau de serpent. Grande, robuste mais mince, elle se déplaçait avec un soupçon de maladresse, comme si elle ne se sentait pas bien dans son corps. Au centre de son visage allongé et finement dessiné brillaient des yeux immenses. Lorsqu’elle ouvrait la bouche, on distinguait une denture quasiment parfaite. Mais elle est toute jeune, se dit-il, rectifiant aussitôt : Non. Elle a passé la trentaine. Ce qui fait d’elle une femme mûre dans ce milieu. Elle a l’âge d’être grand-mère, sauf qu’on raconte qu’elle ne s’est jamais mariée.