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Il la quitta des yeux un instant et sursauta en reconnaissant l’homme qui se tenait à ses côtés, un homme au visage et aux vêtements également sombres. Heidhin. Évidemment. De dix ans plus jeune que lors de notre précédente rencontre. Sauf qu’il a l’air aussi vieux qu’il le sera dans dix ans.

Edh prit la parole. Elle n’avait aucune gestuelle, se contentant de garder les mains jointes sur son giron, et sa voix de contralto demeurait très douce. Mais elle portait loin, et on y sentait affleurer l’acier, oui, et la bise hivernale.

« Entendez-moi et écoutez-moi, déclara-t-elle en tournant son regard vers l’étoile du soir, que vous soyez nés serfs ou seigneurs, dans la force de l’âge ou avec un pied dans la tombe, prêts à affronter l’autre monde ou redoutant son jugement. Oyez, oyez tous ! Quand la vie est perdue, il ne vous reste, à vous et à vos fils, que ce que l’on dira de vous. Un haut fait jamais ne sera oublié, il demeurera pour toujours dans l’esprit des hommes – alors que les couards n’auront que la nuit et le néant ! Et les dieux ne sourient pas aux traîtres, ils n’ont que colère pour les paresseux. Celui qui redoute le combat perdra sa liberté, il sera condamné à souffrir la faim et la misère, à voir ses enfants enchaînés et en proie à la honte. Ses femmes, vouées à finir catins, n’auront pas d’autre recours que les larmes. Voici en vérité les malheurs qui l’attendent. Mieux vaut que les flammes dévorent sa demeure pendant qu’il fauche les ennemis comme à la moisson, jusqu’à ce qu’il tombe sans jamais avoir fléchi et accède enfin au ciel.

» Que retentissent les sabots dans les cieux ! Que les éclairs les déchirent comme des lances ! La terre tout entière gronde sa colère. Des vagues furieuses frappent les récifs. Nerthus ne peut en souffrir davantage. Habitée par un juste courroux, elle se prépare à frapper Rome, aidée par les dieux de la guerre, les loups et les corbeaux. »

Elle rappela à ces hommes les humiliations qu’ils avaient subies, les tributs qu’ils avaient versés, les morts qu’ils n’avaient pu venger. D’une voix glaciale, elle reprocha aux Tenctères de s’être inclinés devant les envahisseurs, d’avoir repoussé leurs frères qui avaient imploré leur aide. Certes, ils n’avaient pas eu le choix, du moins apparemment ; mais, en fait, ils avaient choisi l’infamie. Ils auraient beau se livrer à des massacres dans leurs sanctuaires, jamais leurs offrandes ne leur rendraient leur honneur. Le prix de leur infamie serait un éternel chagrin. Et Rome saurait le leur faire payer.

Mais un nouveau jour se lèverait. Que tous soient prêts lorsque viendrait cette aurore rouge.

Par la suite, en étudiant l’enregistrement audiovisuel qu’ils avaient réalisé, Everard et Floris retrouvèrent un écho de la fascination qui les avait saisis. Tous deux avaient été aussi bouleversés, humiliés, exaltés que les guerriers, qui avaient ponctué la fin du discours d’Edh en brandissant leurs épées, la saluant comme elle regagnait la demeure royale. « Elle est totalement convaincue par son propos, commenta Floris.

— Et bien plus que cela, répliqua Everard. Elle est douée d’un talent, d’un pouvoir… on trouve chez chaque grand chef cette part de mystère, cette dimension surhumaine… Mais je me demande si le flot des événements ne l’aide pas un peu.

— Elle va maintenant aller au nord, chez les Bructères, ou elle choisira de s’établir. Ensuite…»

Quant aux Ampsivariens, ils poursuivirent leur errance, tantôt trouvant un éphémère refuge, tantôt se faisant chasser plus loin, et pour finir, ainsi que l’écrit Tacite : « les hommes jeunes et armés périrent par le fer, loin du sol natal ; le reste fut partagé comme une proie[7] ».

II

Les Ases vinrent au monde par l’est, chevauchant le dos tourné à l’aurore. Dans les deux jaillissaient les étincelles nées des roues de leurs chars, dont le fracas faisait trembler les montagnes. Les sabots de leurs chevaux laissaient des traces noires et fumantes. Leurs flèches plongeaient l’air dans la nuit. Le son de leurs cors éveillait en eux une rage meurtrière.

Les Vanes allèrent affronter ces nouveaux venus. Froh avançait à leur tête, monté sur son taureau, tenant fermement l’Épée de Vie. Le vent secoua les mers jusqu’à ce que l’écume des vagues asperge les pieds de la lune, qui s’enfuit prise de terreur. Naerdha partit au combat sur son bateau. Elle tenait dans sa main droite la Hache de l’Arbre, qui lui servait de rame. Sur la gauche se perchaient des aigles qu’elle déchaînait sur l’ennemi – cris, serres, balafres. Sur son front brillait une étoile aussi blanche que l’âme du feu.

Ainsi les dieux guerroyèrent-ils, tandis que les géants des hauteurs boréales et des plaines australes complotaient leur retour une fois ces rivaux éliminés. Mais les oiseaux de Wotan l’alertèrent. La tête de Mim entendit et alerta Froh. Les dieux décidèrent alors d’une trêve, échangèrent des otages et se mirent à négocier.

Leur armistice eut pour résultat de diviser le monde entre les deux factions. Il y eut des mariages, l’Ase épousant la Vane – le père la mère, le mage la femme –, le Vane épousant l’Ase – la chasseresse l’artisan, la sorcière le guerrier. Par celui qui fut pendu, par celle qui fut noyée, et par leur propre sang mélangé, ils se jurèrent fidélité, un serment qui perdurerait jusqu’à la fin du monde.

Puis ils érigèrent des murs pour se défendre, une haute palissade de bois coté nord, un empilement de pierres sèches côté sud, et ils régnèrent sur toutes choses soumises à la Loi.

Mais, parmi les Ases, il en était un qui demeurait insatisfait : Leokaz le Voleur, qui était à demi géant. Il regrettait les jours farouches d’antan et ne s’estimait plus reconnu à sa juste valeur. Il s’éclipsa sans que quiconque s’en aperçût. Il arriva devant le mur de pierres au sud. Se jouant du guetteur en lui jetant un charme de sommeil, il s’empara de la clé dans sa cachette et franchit la porte donnant sur les Terres de Fer. Là, il barguigna avec leurs seigneurs, lorsqu’ils lui donnèrent la lance nommée Plaie de l’Été, il leur donna la clé.

C’est ainsi que les Seigneurs de Fer trouvèrent un moyen de s’introduire dans le Monde de la Terre. Leurs osts le ravagèrent et y instaurèrent l’esclavage. L’Occident fut le premier à souffrir de leurs actes, et depuis le soleil se couche souvent dans un lac de sang.

Mais le géant Hoadh marcha vers le Nord, pensant gagner les Terres de Gel et faire alliance avec leurs habitants. Où qu’il aille, il prenait tout ce qu’il désirait. Il massacrait les bœufs dans les prés. Il détruisait les maisons à coups de gourdin pour y voler du pain. Il semait le feu et les cadavres pour le plaisir. Son sillage était de ruines.

Il arriva sur la grève et aperçut Naerdha dans le lointain. Assise sur un récif, elle coiffait ses cheveux et ne vit pas l’intrus. Ses boucles brillaient comme Tor, ses seins étaient blancs comme la neige là où l’ombre se fait bleue. Le désir s’empara de Hoadh. Avançant à pas de loup, il s’approcha et, surgissant soudain, s’empara d’elle. Comme elle se débattait, il lui cogna la tête sur un rocher, l’étourdissant aussitôt. Et là, parmi les vagues, il la violenta.

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7

Tacite, Annales, XIII, 56, op. cit. (N.d.T.)