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Depuis leur talus bordé d’arbres qui les protégeaient des regards, ils avaient une vue imprenable sur le fleuve. Son lit fort large était bordé de berges verdoyantes ; les roseaux bruissaient, les grenouilles coassaient, les poissons filaient telles des flèches d’argent, les canards volaient par milliers dans le ciel ; de temps à autre, on voyait un homme longer en bateau la rive opposée, sans doute un Suardone. « Nous nous frotterons un peu à la vie du pays, avait dit Floris, plutôt que de la survoler comme des spectres désincarnés. »

Ils se levèrent d’un bond lorsque apparut Ulstrup. C’était un homme élancé, aux cheveux châtain clair, d’allure aussi barbare qu’eux-mêmes. Ce qui ne signifiait pas qu’il était vêtu de peaux de bête. Sa tunique, sa cape et ses braies étaient de bonne qualité, tissées avec soin et décorées avec goût. Le forgeron qui avait fabriqué sa broche ignorait tout des canons helléniques, mais ce n’en était pas moins un artiste. Ses cheveux étaient noués en un chignon déporté sur la tempe droite. Sa moustache était taillée et, si son menton était mal rasé, c’était parce que les outils du cru étaient encore primitifs.

« Qu’avez-vous découvert ? » s’écria Floris.

Le sourire d’Ulstrup trahissait sa fatigue. « Il va me falloir du temps pour le raconter, répondit-il.

— Ne lui sautez pas dessus comme ça, dit Everard. Asseyez-vous, mon vieux. » Il désigna un arbre abattu et couvert de mousse. « Vous voulez un café ? On vient tout juste de le faire.

— Du café, gémit Ulstrup. J’en bois souvent dans mes rêves. » Bizarre que nous ayons tous trois choisi de nous exprimer dans l’anglais du XXe siècle, songea Everard. Mais non. Nous sommes contemporains, pas vrai ? Pendant un temps, l’anglais jouera le même rôle que le latin à la présente époque. Ce sera hélas plus bref.

Ils n’échangèrent que le minimum de banalités avant qu’Ulstrup n’entre dans le vif du sujet. Le regard qu’il jeta aux deux Patrouilleurs évoquait celui d’un animal pris au piège. Ce fut avec le plus grand soin qu’il choisit ses mots. « Oui, je crois bien que vous avez raison. C’est un phénomène tout à fait unique. Que je considère comme potentiellement terrifiant, je l’avoue ; et je n’ai aucune expérience, ni aucune expertise, en matière de réalité variable.

» Ainsi que je vous l’ai déjà dit, j’avais entendu parler d’une sibylle ou d’une sorcière itinérante, sans toutefois y prêter attention. Dans cette culture, de tels cas sont… non pas fréquents, mais pas exceptionnels non plus. Ce qui me préoccupait en ce moment, c’était la guerre civile chez les Chérusques et, pour être franc, votre demande d’enquête sur cette étrangère m’a tout d’abord agacé. Je vous dois des excuses, agent Floris, agent Everard. À présent, je l’ai vue. Je l’ai écoutée. J’ai longuement parlé d’elle avec plusieurs personnes. Mon épouse langobarde m’a rapporté ce que les femmes entre elles disaient à son propos.

» Vous m’avez décrit l’impact qu’Edh aura sur les tribus de l’Ouest. Je ne pense pas que vous ayez anticipé celui qu’elle a eu sur celles d’ici, et avec quelle rapidité. Elle est arrivée à bord d’un char primitif. Si j’ai bien compris, ce sont les Lémoves qui le lui ont offert, après qu’elle eut débarqué chez eux à pied. Le roi lui fait fabriquer un superbe carrosse, qui sera tiré par les plus beaux de ses bœufs. Quand elle est arrivée, sa suite comptait quatre hommes. Douze l’accompagneront à son départ. Elle aurait pu en emmener bien davantage – ainsi que des femmes, bien entendu –, mais elle a choisi de se limiter à ce nombre, et c’est elle-même qui a sélectionné les élus, faisant preuve d’un sens pratique des plus aigu. A mon avis, elle a agi sur les conseils de ce Heidhin que vous m’avez décrit… Mais peu importe. J’ai vu des jeunes guerriers prêts à tout abandonner pour la suivre. J’ai vu leurs lèvres frémir et leurs yeux se mouiller lorsqu’elle les a repoussés.

— Mais comment fait-elle ? murmura Everard.

— Elle porte un mythe, déclara Floris. C’est cela, n’est-ce pas ? » Ulstrup hocha la tête d’un air surpris. « Comment l’avez-vous deviné ?

— Je l’ai entendue en aval, et je sais ce qui aurait pu influencer les Frisons. Ils ne sont guère différents de ces hommes de l’Est, je pense.

— Non. Autant que peuvent l’être les Allemands et les Hollandais de notre époque. Bien entendu, Edh ne cherche nullement à annoncer l’évangile d’une nouvelle religion. Une telle chose serait étrangère à la mentalité païenne. En fait, je suppose qu’elle formule ses idées à mesure de son parcours. Elle n’ajoute même pas de nouvelle déité au panthéon germanique. Celle qu’elle vénère est déjà bien connue. Dans la région, on l’appelle Naerdha. Elle correspond sans doute à la Nerthus dont Tacite décrit le culte. Vous vous souvenez ? »

Everard opina. La Germanie décrivait un char couvert portant son effigie, qui parcourait la contrée lors d’une procession annuelle. Alors la guerre était suspendue, et ce n’était que réjouissances et rites de fertilité. Une fois que la déesse avait regagné son bois consacré, on conduisait l’idole vers un lac solitaire, où des esclaves la baignaient pour être noyés aussitôt après. Personne ne s’interrogeait « sur cet objet mystérieux qu’on ne peut voir sans périr[8]. »

« Un culte plutôt lugubre », fit remarquer Everard. Les néopaïens de son époque se gardaient bien de l’évoquer lorsqu’ils évoquaient le paradis de la matriarchie préhistorique.

« A l’instar de la vie que mènent ces gens », rétorqua Floris.

Ulstrup laissa parler le lettré qui sommeillait en lui. « De toute évidence, nous avons affaire à une déité du panthéon chthonien indigène, à savoir les Vanes. Un panthéon antérieur à l’arrivée des Indo-Européens. Ceux-ci ont amené avec eux leurs dieux du ciel guerriers, essentiellement masculins, les Ases ou Æsir. Le souvenir du choc entre les deux cultures a survécu sous la forme du mythe d’une guerre entre les deux races divines, un conflit qui s’est résolu par une série de négociations et de mariages exogamiques. Nerthus Naerdha – demeure pour l’instant féminine. Dans les siècles à venir, elle évoluera pour devenir Njordh, un dieu mentionné dans l’Edda, le père de Frey et de Freya – qui, pour le moment, n’est encore que son époux. Njordh sera un dieu de la mer, et Nerthus, quoique essentiellement agreste, est d’ores et déjà associée à la mer. »

Floris posa une main sur le bras d’Everard. « Vous semblez bien triste tout à coup », murmura-t-elle.

Il s’ébroua. « Pardon. Je pensais à autre chose. À un épisode encore à venir, qui se déroulera chez les Goths. Il y était aussi question de déités. Mais ce n’était qu’un faible courant dans le flux de l’histoire, facile à canaliser à condition d’accepter les conséquences au niveau individuel[9]. Le cas qui nous préoccupe est tout à fait différent. Je ne saurais dire pourquoi, mais je le sens jusque dans la moelle de mes os. »

Floris se tourna vers Ulstrup. « Que prêche donc Edh ? » lui demanda-t-elle.

Il frissonna. « “ Prêcher. ” Quel sinistre vocable. Les païens ne prêchent pas – pas chez les Germains, en tout cas – et, à la présente époque, le christianisme n’est encore qu’une hérésie juive soumise à la persécution. Edh ne conteste nullement Wotan et les autres dieux. Elle se contente de parler de Naerdha et d’évoquer ses pouvoirs. Mais son discours a des répercussions très complexes. Et… oui, si l’on tient compte de sa ferveur et de son éloquence, autant dire qu’elle prononce de véritables sermons. On n’a jamais rien vu de semblable au sein de ces tribus. Les Germains ne sont pas… immunisés. Ce qui explique qu’ils s’empresseront d’embrasser la foi chrétienne lorsque viendront les missionnaires. » Son ton se fît plus professoral, comme s’il était sur la défensive. « Certes, s’ils se convertiront en masse, ce sera aussi pour des raisons politiques et économiques, ainsi que cela se produit dans la plupart des cas. Edh ne leur propose rien sur ce plan, si ce n’est peut-être la promesse de la chute de Rome, une civilisation qu’elle déteste. »

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8

Tacite,  Germanie,  XL, trad. Jean-Louis Burnouf. (N.d.T.)

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9

Voir « Le Chagrin d’Odin le Goth », in  Le Patrouilleur du temps,  chez le même éditeur. (N.d.T.)