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Everard se frotta le menton. « Donc, elle a inventé le prêche et la ferveur religieuse en dehors de toute influence chrétienne. Comment ? Et pourquoi ?

— Nous devons le découvrir, affirma Floris.

— Quels sont les nouveaux mythes qu’elle répand ? » demanda Everard.

Ulstrup se renfrogna et son regard se fit lointain. « Il me faudrait un long moment pour vous décrire par le menu tout ce que j’ai pu apprendre. Et l’ensemble est encore informe et loin de constituer une théologie cohérente. Par ailleurs, je doute d’avoir entendu tout ce qu’elle a à dire, vu que je me suis contenté le plus souvent de témoignages de seconde main. Et je ne saurais dire comment vont évoluer les choses dans le proche avenir.

» Mais… eh bien, elle ne le dit pas franchement, peut-être parce qu’elle-même n’en est pas consciente, mais elle fait de sa déesse un être au moins aussi puissant, aussi… cosmique… que tous les autres dieux. On ne peut pas dire que Naerdha usurpe l’autorité de Wotan sur les défunts, mais elle les accueille elle aussi dans son palais, elle les mène elle aussi dans une chasse céleste. Elle apparaît comme une déesse de la guerre au même titre que Tiwaz, une déesse destinée à détruire Rome. Comme Thonar, elle commande aux éléments, aux vents et à la tempête, mais aussi à la mer, aux fleuves, aux lacs, à tous les cours d’eau. La lune est sienne…

— Hécate, marmonna Everard.

— Mais elle conserve son antique mainmise sur la fertilité et la naissance, acheva Ulstrup. Les femmes qui meurent en couches rejoignent son domaine, tout comme les guerriers morts au combat rejoignent celui de l’Odin de l’Edda.

— Voilà qui doit séduire les femmes, commenta Floris.

— Oh ! oui, acquiesça Ulstrup. Celles-ci n’entretiennent pas de croyance séparée – les Germains ignorent les sectes comme les mystères –, mais certaines dévotions leur sont réservées. »

Everard se mit à faire les cent pas dans la clairière. Il se tapa la paume du poing. « Ouais, fit-il. C’est une des raisons du succès du christianisme, au Sud comme au Nord. Cette religion avait davantage à offrir aux femmes que n’importe quel culte païen, y compris celui de la Magna Mater. Et si elles ne réussissaient pas à convertir leurs époux, elles incitaient leurs enfants à les imiter.

— Les hommes aussi peuvent avoir des visions. » Ulstrup se tourna vers Floris. « Pensez-vous à la même chose que moi ?

— Oui, répondit-elle d’une voix qui tremblait un peu. Ça pourrait se produire. Selon Tacite 2, Veleda a regagné la Germanie libre après la défaite de Civilis, elle y a porté son message et une nouvelle religion s’est répandue parmi les Barbares… Une religion qui pourrait prendre de l’ampleur après sa mort. Elle n’aurait aucune concurrence digne de ce nom. Oh ! elle n’évoluerait pas en culte monothéiste, aucune crainte de ce côté-là. Mais la déesse de Veleda deviendrait la figure centrale de son panthéon. Et elle apporterait à ses fidèles autant de spiritualité que le Christ. Rares seraient alors les Germains prêts à se convertir au christianisme.

— D’autant plus qu’ils n’auraient aucune motivation politique, ajouta Everard. J’ai pu observer le processus dans la Scandinavie de l’ère viking. Le baptême représentait un ticket d’entrée pour la civilisation, avec tous les avantages culturels et commerciaux que l’on imagine. Mais un Empire romain d’Occident frappé d’effondrement serait bien moins attirant, et Byzance serait beaucoup trop lointaine.

— Exact, dit Ulstrup. La foi de Nerthus pourrait bel et bien devenir le germe d’une civilisation germanique – une civilisation certes turbulente, mais qui aura émergé de la barbarie, et qui disposera d’une richesse intérieure suffisante pour résister à la chrétienté, à l’instar de la Perse zoroastrienne. Les Germains de la présente époque sont déjà bien plus évolués que de simples coureurs des bois, vous savez. Ils ont conscience du monde extérieur, ils interagissent avec lui. Lorsque les Langobards sont intervenus dans les querelles dynastiques des  Chérusques, ce fut pour remettre sur le trône un roi auquel ses adversaires reprochaient son éducation romaine. Et les Langobards n’ont pas agi pour servir l’Empire ; ils ont fait preuve ici de machiavélisme avant la lettre. Les échanges commerciaux avec le Sud ne cessent de progresser. On voit des navires romains ou gallo-romains aller jusqu’en Scandinavie. Les archéologues de notre époque parleront d’un âge du fer romain, suivi d’un âge du fer germanique. Oui, ils apprennent vite, ces Barbares. Ils assimilent tout ce qui leur paraît utile. Il ne s’ensuit pas nécessairement qu’ils finiront par se faire assimiler. »

Il baissa la voix d’un ton. « Bien entendu, s’ils ne sont pas assimilés, le futur en sera transformé.  Notre XXe siècle ne verra jamais le jour.

— C’est ce que nous nous efforçons de prévenir », dit sèchement Everard.

Le silence se fit. Le vent susurrait, les feuilles bruissaient, le soleil effleurait le fleuve. Le paysage était paisible au point d’en paraître irréel.

« Mais avant de pouvoir agir, nous devons découvrir où s’est amorcée la déviation, reprit Everard. Avez-vous pu déterminer le lieu dont Veleda est originaire ?

— Hélas non, avoua Ulstrup. Les distances sont trop grandes, les communications trop médiocres… et Edh ne parle jamais de son passé, pas plus que Heidhin, son acolyte. Peut-être que ce dernier se sentira plus détendu dans vingt et un ans, quand il vous parlera des Alvarings – un nom qui m’est inconnu, d’ailleurs. Mais je pense qu’il serait dangereux de retourner lui demander des détails. En ce qui concerne la présente époque, ils sont muets tous les deux.

» Cependant, j’ai pu découvrir qu’elle est apparue pour la première fois chez les Ruges, sur le littoral de la Baltique, il y a environ cinq ou six ans. On raconte qu’elle est arrivée à bord d’un navire, ainsi qu’il sied à la prêtresse d’une déité maritime. En outre, étant donné son accent, je la soupçonne d’être d’origine Scandinave. Je regrette de ne pouvoir vous en dire davantage.

— Nous nous en contenterons, répondit Everard. Vous avez fait du bon boulot, mon vieux. Avec de la patience et l’aide de nos instruments, nous arriverons bien à déterminer le lieu et le moment de son débarquement, quitte à poser quelques questions aux indigènes.

— Et ensuite…» Floris laissa sa phrase inachevée. Son regard se porta bien au-delà du fleuve et de la forêt, vers le nord-est, vers une grève encore invisible.

12.

43 apr. J.C.

La grève s’étendait jusqu’à l’horizon, à droite comme à gauche, bordée d’un côté par la mer et de l’autre par des dunes où les oyats dissimulaient des terres embrumées. La bande de sable noir marquant le lais de mer était parsemée d’algues, de coquillages, d’arêtes de poissons et d’ossements d’oiseaux. Quelques goélands chevauchaient le vent. Celui-ci émettait un sifflement glacial. Il portait la saveur du sel et le parfum des profondeurs. Les vagues se brisaient mollement sur le rivage, se retiraient en sifflant, revenaient grignoter un peu plus le sable. Au large, elles dessinaient des creux impressionnants, écume blanche couronnant des vasques gris acier, s’agitant à perte de vue vers un horizon qui se confondait avec le ciel. Il semblait peser sur le monde, ce ciel, aussi terne que la mer. Des nuages effilochés voguaient sous sa chape. À l’ouest avançait la pluie.