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Dans l’intérieur des terres, on voyait ondoyer les laîches autour d’étangs dont les eaux vertes apportaient au paysage son unique touche de couleur. Les forêts n’étaient que des masses sombres dans le lointain. Un cours d’eau reliait les marais à la mer. Sans doute les habitants du lieu y amarraient-ils leurs bateaux. Le hameau se trouvait à un mille des côtes, composé de cabanes aux murs de torchis et aux toits de terre et d’herbe. La fumée montant des lucarnes constituait le seul signe de vie.

Le navire mettait un peu d’animation dans cette scène. C’était un bâtiment splendide, long et racé, bordé à clins, avec un étambot et une étrave également incurvés, dépourvu de mât mais propulsé par trente rameurs. Bien que sa peinture rouge ait souffert des intempéries, sa coque de chêne demeurait robuste. Guidés par le chant du timonier, les marins le firent accoster, puis descendirent sur la grève pour l’y échouer à moitié.

Everard s’approcha. Les hommes l’attendirent, sur leurs gardes. Durant leur approche, ils avaient pu constater qu’il était seul. Une fois devant eux, il planta la hampe de sa pique dans le sol. « Salut ! fit-il.

— Viens-tu de ces maisons ? » lui demanda un homme grisonnant et balafré, sans doute le capitaine. Son dialecte lui aurait été incompréhensible si les deux Patrouilleurs ne l’avaient pas assimilé au préalable par électro-inculcation. (En fait, ils avaient dû se rabattre sur un parler danois postérieur de quatre siècles. Fort heureusement, les anciennes langues nordiques n’évoluaient que lentement. Mais ils ne pouvaient guère passer pour des natifs de cette contrée, ni de celle dont provenaient les marins.)

« Non, je suis un voyageur. Je me rendais dans ce village, espérant y trouver un abri pour la nuit, mais je vous ai vus arriver et j’ai décidé de commencer par entendre votre récit. Il est sûrement plus passionnant que celui de ces gens. Je me nomme Maring. »

Normalement, il se serait présenté comme Everard, qui sonnait comme un patronyme originaire d’un autre patois. Mais c’était sous ce nom qu’il avait rencontré Heidhin en aval, et il espérait bien le revoir ce jour. Il n’était pas question de déclencher un paradoxe – dont les conséquences seraient imprévisibles. Floris lui avait suggéré cette identité d’emprunt, qui fleurait bon la Germanie du Sud. Elle l’avait en outre aidé à s’affubler d’une perruque blonde, d’une fausse barbe et d’un nez si proéminent que le reste de ses traits passerait inaperçu. Ajoutez à cela l’oubli qui accompagne le passage des ans, et l’affaire serait entendue.

Un large sourire plissa le visage du marin. « Et moi, je me nomme Vagnio, fils de Thuthevar, et je viens du village de Hariu, dans la terre des Alvarings. Et toi, d’où viens-tu ?

— De très loin. » D’un mouvement du pouce, le Patrouilleur désigna le village. « Ils ne semblent pas vouloir sortir de chez eux, hein ? Est-ce qu’ils ont peur de vous ? »

Vagnio haussa les épaules. « Pour ce qu’ils en savent, nous sommes peut-être des pillards. Ce lieu n’est pas un port d’attache. Nous avons décidé d’accoster ici, c’est tout…»

Everard le savait déjà. En survolant la région en scooter temporel, Floris et lui avaient repéré leur navire, le seul à bord duquel ils aient aperçu un passager de sexe féminin. Un petit saut dans l’avenir, et ils avaient localisé sa prochaine étape ; un nouveau petit saut en amont, et il y avait débarqué. Floris suivrait les événements depuis les hauteurs. Il serait beaucoup trop compliqué d’expliquer sa présence.

«… et nous comptons camper sur la plage cette nuit, poursuivit Vagnio, puis faire le plein d’eau douce demain matin. Ensuite, nous voguerons jusque chez les Angles, car nous avons dans nos cales des produits que nous allons vendre à leur grand marché annuel. Si ces villageois le souhaitent, ils peuvent venir nous voir, mais de toute façon nous les laisserons en paix. Ils ne possèdent rien qui vaille la peine d’être volé.

— Même pas eux-mêmes, pour le marché aux esclaves ? » Poser ce genre de question lui répugnait, mais elle était toute naturelle à cette époque.

« Non, ils s’égailleraient en nous voyant approcher, et ils ne manqueraient pas non plus de disperser leurs rares bestiaux. C’est pour cela qu’ils ont bâti leurs masures si loin de la côte. » Vagnio plissa les yeux. « Pour ignorer ce genre de détail, tu n’es sûrement pas un gars du pays.

— Non, je suis un Marcoman. » Le territoire de cette tribu s’étendait sur ce qui serait un jour la République tchèque. « Et vous venez de… euh… de Scanie ?

— Non. Les Alvarings possèdent la moitié d’une grande île au large du Gôtaland. Accepte notre hospitalité pour la nuit, Maring, et nous échangerons nos histoires afin de… Que regardes-tu ainsi ? »

Les marins s’étaient massés autour d’eux, curieux de découvrir l’étranger. C’étaient en majorité des colosses blonds, qui empêchaient le Patrouilleur d’apercevoir le navire. Deux d’entre eux s’étaient écartés, lui dégageant la vue. Un jeune homme élancé venait de sauter sur la plage. Il leva les bras vers la proue afin d’aider une jeune femme à le suivre. Veleda.

Impossible de s’y méprendre. Même dans les profondeurs océanes de sa déesse, je reconnaîtrais son visage et ses yeux. Comme elle était jeune ! Souple comme une liane, à peine sortie de l’adolescence. Le vent jouait avec ses cheveux châtains et faisait claquer sa robe sur ses chevilles. En dépit des quinze mètres qui les séparaient, Everard crut discerner… quoi donc ? Des yeux assoiffés d’absolu, des lèvres promptes à trembler et à murmurer, un rêve, un chagrin, un deuil ?… Il n’aurait su le dire.

Contrairement à ce qu’il aurait cru, elle ne lui accorda pas le moindre intérêt. Il douta même qu’elle lui ait fait l’aumône d’un regard. Son visage pâle se détourna. Elle échangea quelques mots avec son compagnon aux cheveux noirs. Puis tous deux s’éloignèrent sur la grève.

« Ah ! elle, dit Vagnio, soudain troublé. Ils font une étrange paire, ces deux-là.

— Qui sont-ils ? » Cette question aussi était parfaitement légitime, car il était rare qu’un navire prenne une femme à son bord, si ce n’était pas une captive. Certes, les envahisseurs jutes et frisons finiraient par emmener leurs familles en Grande-Bretagne, mais cela ne se produirait pas avant plusieurs siècles.

Peut-être que les femmes Scandinaves prenaient parfois la mer dès cette époque. Mais rien de ce qu’il s’était inculqué ne permettait d’en être sûr. Ces terres et ces années étaient fort peu étudiées. On avait conclu qu’elles n’influeraient guère sur l’évolution du monde avant l’ère de la  Volkerwanderung. Surprise !

« Edh, fille de Hlavagast, et Heidhin, fils de Viduhada », répondit Vagnio. Everard remarqua qu’il avait commencé par nommer la jeune femme. « Ils ont acheté leur passage, mais ce n’était pas pour commercer avec nous. En fait, elle ne souhaite pas se rendre au marché mais veut que nous la débarquions… que nous les débarquions en un lieu qu’elle ne nous a pas encore précisé.

— Mieux vaudrait se préparer pour la nuit, capitaine », gronda un marin. Un murmure d’assentiment monta de l’équipage. La nuit ne tomberait pas avant plusieurs heures et le temps ne semblait pas à la pluie. Ils préfèrent éviter de parler d’elle, déduisit Everard. Ils n’ont aucun reproche à lui faire, j’en suis sûr, mais elle leur apparaît comme surnaturelle. Vagnio s’empressa d’acquiescer.