« Wat drommel… Qu’est-ce que ça veut dire ? » s’écria Floris, consternée.
Everard se redressa. « Aucune idée, répondit-il d’une voix atone. J’ai dû toucher un point sensible par inadvertance. Sans doute était-il épuisé mentalement après des journées, voire des semaines, passées à ruminer sur ce navire. Rappelez-vous qu’il est tout jeune. J’ai dit ou fait quelque chose qui a déclenché chez lui une crise d’hystérie. Chez un jeune mâle appartenant à cette culture, ça se traduit toujours par la folie meurtrière.
— Je suppose que… vous ne… réparer les dégâts…
— Aucune chance. Notre mission est suffisamment délicate comme ça. » Everard scruta la grève. Edh n’était qu’une petite tache sombre, à moitié noyée dans la brume venue de la mer. Perdue dans ses rêves, ses cauchemars ou ses méditations, elle n’avait même pas remarqué l’altercation. « Je ferais mieux de m’en aller. Les marins me croiront lorsque je leur dirai que j’ai été secoué – ce qui n’est pas faux –, mais que je n’ai souhaité ni achever mon adversaire, ni courir le risque d’un affrontement, ni espérer une quelconque réconciliation. Je leur dirai que ce freluquet n’est rien pour moi et je m’en irai, point. »
Il récupéra la pointe de sa pique, ce que Maring n’aurait pas manqué de faire, et se dirigea vers le navire. Ces braves gars vont être déçus, se dit-il. Eux qui adorent entendre des récits portant sur des pays lointains. Enfin, ça m’évite de réviser tous les boniments qu’on avait concoctés à leur intention.
« Dans ce cas, autant nous rendre directement sur Öland, dit Floris d’une voix aussi atone que la sienne.
— Pardon ?
— C’est la patrie d’Edh. Le capitaine l’a identifiée sans risque d’erreur. Une île longue et étroite de la mer Baltique, au large de la Suède. C’est en face d’elle que sera bâtie la cité de Kalmar. J’y suis allée en vacances. » Sa voix se fit songeuse. « Un endroit charmant, du moins dans l’avenir. Des vieux moulins un peu partout, des tumulus antiques, des villages nichés au creux des collines, et sur chacune des deux pointes un phare dominant une mer peuplée de voiliers… Mais c’était l’avenir.
— Voilà un lieu de villégiature fort tentant, commenta Everard. A l’avenir, comme vous dites. » Peut-être. Tout dépend des souvenirs que je rapporterai de ce lieu tel qu’il est dix-neuf siècles avant mon époque. Il pressa le pas.
13.
Hlavagast, fils d’Unvod, était roi des Alvarings. Godhahild était son épouse. Ils demeuraient à Laikian, le plus grand village de leur tribu, dont les murailles en pierres sèches abritaient plus de vingt maisons. Tout autour s’étendait une lande où seuls les moutons espéraient prospérer. Mais jamais l’ennemi ne pourrait s’approcher sans être vu. Les deux côtes étaient très proches, l’occidentale un peu moins que l’orientale, et il y poussait des arbres en quantité. Vers le sud, on trouvait des prairies et des terres arables de qualité, qui s’étendaient sur quelques lieues avant le rivage.
Jadis, les Alvarings détenaient la totalité d’Eyn, puis les Götar traversèrent le bras de mer et, au fil des générations, conquirent la moitié septentrionale de l’île, qui était aussi la plus riche. Les Alvarings parvinrent non sans mal à arrêter leur progression. Nombre de Götar affirmaient que l’autre moitié de l’île ne valait pas la peine d’être conquise ; nombre d’Alvarings affirmaient que la crainte de Niaerdh les avait saisis. Les Alvarings continuaient de la vénérer autant que les Ases, sinon davantage, alors que les Götar se contentaient de lui sacrifier une vache chaque printemps. Quoi qu’il en soit, les deux tribus renoncèrent à la guerre en faveur du commerce.
On comptait dans l’une comme dans l’autre des hommes qui prenaient la mer pour aller jusque chez les Ruges au sud ou les Angles à l’ouest. Les Götar tenaient en outre un marché annuel au port de Kaupavik, qui attirait des négociants parfois venus de fort loin. Les Alvarings y vendaient des vêtements de laine, des poissons séchés, des peaux de phoque, de l’huile de baleine, des plumes d’eider, de l’ambre lorsqu’une tempête en rejetait une cargaison sur leurs côtes. De temps à autre, un jeune homme aventureux rejoignait l’équipage d’un navire en partance ; s’il survivait à son périple, il revenait chez lui riche d’histoires à conter, d’étranges pays à décrire.
Hlavagast et Godhahild perdirent trois enfants en bas âge. Puis le roi fit un serment : si Niaerdh épargnait les suivants, il lui offrirait un homme lorsque le premier-né aurait perdu toutes ses dents de lait – pas les deux misérables serfs souffreteux qu’elle recevait après avoir béni les champs, mais un jeune homme en bonne santé. Une fille lui naquit. Il la nomma Edh, ce qui signifie Serment, afin que la déesse n’oublie pas le sien. Et les fils qu’il espérait suivirent.
Lorsque le temps fut venu, il prit la tête d’un équipage de guerriers qui traversa le bras de mer. Peu désireux de porter le fer chez les Götar du continent, il vogua vers le Nord et tomba sur un camp de Skridhfennian. Il ramena plusieurs captifs et sacrifia le plus beau d’entre eux dans le bosquet de Niaerdh. Quant aux autres, il les vendit à Kaupavik. Hormis cette expédition, Hlavagast n’accomplit point de faits de guerre, car c’était un homme doux et réfléchi.
Soit à cause de ses origines, soit à cause de son abondante fratrie, Edh devint une enfant douce et renfermée. Elle avait des camarades de jeu dans le village, mais aucune amie proche, et elle se tenait toujours à l’écart des jeux les plus turbulents. Prompte à apprendre ses tâches et sérieuse dans leur exécution, elle préférait celles qu’elle pouvait accomplir seule, le tissage par exemple. Il était rare qu’on la surprenne à bavarder ou à glousser.
Mais lorsqu’elle prenait la parole, les autres jeunes filles l’écoutaient. Au bout d’un temps, les garçons en firent autant, et parfois aussi les adultes : car elle savait inventer des histoires. Celles-ci devinrent plus fabuleuses avec les années, et elle apprit à les conter en vers, presque à la manière des scaldes. Des histoires de hardis voyageurs, de belles damoiselles, de magiciens, de sorcières, d’animaux parlants, de sirènes, de terres fabuleuses où tout pouvait arriver. Niaerdh intervenait souvent pour conseiller ou secourir leurs héros. Hlavagard craignit tout d’abord que la déesse en prenne ombrage ; mais comme aucun malheur ne frappa sa maisonnée, il laissa sa fille exercer son talent. Après tout, elle était liée à la déesse.
Edh n’était jamais seule dans le village. Personne n’était jamais seul. Les maisons se pressaient contre les murailles. Dans chacune d’elles, on trouvait d’un côté les étables des vaches et, chez les plus fortunés, les écuries des chevaux, de l’autre, les lits des hommes, des femmes et des enfants. Il y avait un métier à tisser près de la porte, afin de profiter de la lumière pour travailler, une table et des bancs au fond de la grande salle, un foyer d’argile au milieu. Provisions et ustensiles étaient accrochés aux poutres, ou bien rangés sur celles-ci. Le bâtiment s’ouvrait sur une cour où cochons, moutons, volailles et chiens circulaient librement autour du puits. La vie s’exprimait pêle-mêle par toutes sortes de sons : cela parlait, riait, chantait, pleurait, meuglait, hennissait, grognait, bêlait, caquetait, aboyait. Les sabots tonnaient, les roues des chars grinçaient, le marteau claquait sur l’enclume. Allongée dans les ténèbres entre paille et peau de mouton, parmi les chaudes odeurs des bestiaux, de la bouse, du foin et des braises, vous entendiez un bébé pleurer jusqu’à ce que sa mère lui donne le sein, ou bien c’étaient vos parents qui s’accouplaient à grand bruit, ou alors c’était un hibou qui ululait au-dehors, ou alors une soudaine averse, le vent qui gémissait ou rugissait… et ce bruit-là, venant de quelque part, qu’est-ce que c’était que ce bruit ? Un corbeau, un troll, un mort sorti de sa tombe ?