Выбрать главу

Et tenter de séduire ceux de ses compatriotes que nous comptons dans nos rangs, ajouta le légat dans son for intérieur. Mais au moins puis-je maintenant me permettre un petit somme. L’épuisement menaçait de le terrasser. Son crâne lui semblait empli de sable, sa langue transformée en lanière de cuir.

Mais le devoir avant tout. Il descendit et se dirigea vers le pomerium, là où la grue avait laissé choir ses proies. Deux hommes étaient morts, soit parce qu’ils avaient résisté, soit parce que les légionnaires n’avaient pas su se retenir. Un troisième gisait sur le sol, gémissant et secoué de faibles convulsions. Vu que ses jambes demeuraient immobiles, il avait dû se briser le dos : mieux valait lui trancher la gorge. Trois autres étaient étendus pieds et poings liés. Le septième, également attaché, était resté debout. Son corps bien bâti était vêtu de l’uniforme d’un auxiliaire batave.

Lupercus se planta devant lui. « Eh bien, soldat, qu’as-tu à dire pour ta défense ? » demanda-t-il à voix basse.

La barbe poussait sur ses joues, son latin souffrait d’un accent guttural, mais il s’exprimait clairement. « Tu nous tiens. Mais tu ne tiens pas grand-chose. »

Un légionnaire leva son glaive. Lupercus lui fît signe de le rabaisser. « Modère tes propos, conseilla-t-il. J’ai quelques questions à vous poser. Coopérez avec moi, et vous n’aurez pas à souffrir le sort qu’on réserve aux traîtres.

— Quoi que tu fasses, je ne trahirai pas mon seigneur », répliqua le Batave. Il était si épuisé que sa voix en devenait atone. « Que Woen, Donar et Tiw m’en soient témoins. »

Mercure, Hercule et Mars. Leur panthéon, du moins tel qu’il nous apparaît, à nous autres Romains. Peu importe. Il m’a l’air déterminé, et il ne servirait à rien de le torturer. Ce qui ne nous empêchera pas de le faire, naturellement. Peut-être que cela fera réfléchir ses camarades. Qui ne pourront sans doute rien nous dire d’essentiel. Quel gâchis !

Hum, un instant. Le légat sentit sa peau se hérisser. Peut-être consentira-t-il à éclairer ma lanterne. « Dis-moi, au fait, qu’est-ce qui vous a pris ? C’était une folie que de vous précipiter ainsi sur nous. Civilis a dû s’en arracher les cheveux.

— Il a voulu nous arrêter, admit le prisonnier. Mais les guerriers étaient intenables et il a dû… nous avons dû nous résigner à les encadrer. » Sourire carnassier. « Maintenant qu’ils ont appris leur leçon, peut-être seront-ils plus efficaces la prochaine fois.

— Mais qu’est-ce qui a déclenché cette attaque ? » Soudain, les yeux se firent matois, la voix vibrante. « Ils n’ont pas choisi la bonne tactique, non, mais pour le reste, ils avaient raison. C’est la vérité. Nous l’avons apprise des Bructères qui nous ont rejoints. Veleda a parlé.

— Veleda ?

— La sibylle. Elle a appelé toutes les tribus à se soulever. Rome est condamnée, lui a dit la déesse, et la victoire sera à nous. » Le Batave bomba le torse. « Fais de moi ce que tu voudras, Romain. Tu es un homme mort, et ton Empire puant périra avec toi. »

2.

Durant les dernières décennies du XXe siècle, c’était une petite compagnie d’import-export qui servait de couverture à l’antenne de la Patrouille du temps à Amsterdam. Bureaux et entrepôts se trouvaient dans l’Indische Buurt, un quartier où les passants exotiques n’attiraient guère l’attention.

Le scooter temporel de Manse Everard apparut dans une pièce secrète du bâtiment par un matin du mois de mai. Il dut patienter quelques minutes avant de sortir, car il se trouvait dans le couloir une personne ignorant que les lambris dissimulaient une porte dérobée – un simple employé, sans aucun doute. Puis il tourna sa clé et franchit ladite porte. Cette procédure lui semblait peu efficiente, mais sans doute était-elle imposée par les conditions locales.

Il se rendit dans le bureau du gérant, qui était également le directeur des opérations régionales de la Patrouille. Les opérations en question tenaient le plus souvent de la routine, si tant est qu’on puisse qualifier de routinière la régulation du trafic sur les lignes de l’histoire. Mais ce n’était pas ici que se trouvait le QG du milieu. Le secteur géré par cette antenne n’était même pas considéré comme important, du moins jusqu’à maintenant.

« Nous ne vous attendions pas aussi tôt, monsieur, dit Willem Ten Brink d’un air surpris. Voulez-vous que j’appelle l’agent Floris ?

— Non merci, répondit Everard. Je la retrouverai plus tard, comme convenu. Mais j’avais envie de jeter un petit coup d’œil à votre ville. La dernière fois que je suis venu ici, c’était… euh… en 1952, à l’occasion d’un bref séjour. Ça m’a beaucoup plu.

— Eh bien, j’espère que vous ne serez pas trop déçu. Les choses ont pas mal changé depuis ce temps-là. Souhaitez-vous un guide, une voiture, une assistance quelconque ? Non ? Et un lieu pour y tenir votre réunion ?

— Ce ne sera pas utile. D’après son message, elle préférait que nous nous retrouvions chez elle. » L’homme parut déçu par sa discrétion, mais Everard n’entra pas davantage dans les détails. L’affaire était suffisamment délicate pour qu’il ne souhaite pas y mêler des personnes non autorisées, d’autant plus qu’il n’avait encore qu’une vague idée de sa nature.

Équipé d’un plan de la ville, d’un porte-monnaie plein de florins et de quelques conseils pratiques, il partit à l’aventure. Dans un bureau de tabac, il acheta de quoi bourrer sa pipe et utiliser les transports en commun. Il n’avait pas pris la peine d’apprendre le néerlandais, mais la plupart des gens parlaient couramment l’anglais. Il laissa le hasard guider ses pas.

Trente-quatre ans, c’est long. Et, en temps propre, cela faisait encore plus longtemps qu’il n’était pas venu ici. Depuis 1952, il était entré dans la Patrouille, où il était devenu agent non-attaché et avait visité quantité de pays et d’époques. La Londres d’Elisabeth Ière et la Pasargades de Cyrus le Grand lui étaient plus familières que les rues qu’il arpentait ce jour. Ce lointain été était-il vraiment si idyllique, ou bien n’était-il alors qu’un jeune homme naïf ? Il redoutait d’être déçu.

Les quelques heures suivantes le rassurèrent. Amsterdam n’était pas encore devenue le cloaque que certains évoquaient à son époque de référence. Du Dam à la Gare centrale, on trouvait à profusion des jeunes mal fagotés, mais aucun ne lui chercha noise. Dans les ruelles donnant sur la Damrak, on avait tout le loisir de s’attarder dans les bars et les cafés amplement pourvus en bières de toute sorte. Les boutiques sordides n’étaient pas absentes, mais on remarquait surtout les magasins traditionnels et les librairies extraordinairement achalandées. Everard décida de visiter les canaux avec un groupe et, lorsque le guide leur désigna les quartiers chauds, il ne vit que des immeubles vénérables. On l’avait mis en garde contre les pickpockets, mais il n’avait rien à craindre des agresseurs. La pollution était négligeable comparée à celle de New York, et les crottes de chien moins nombreuses qu’à Gramercy Park. Il déjeuna dans un petit restaurant où on servait de succulentes anguilles. Le Stedelijke Muséum le déçut quelque peu – il demeurait rétif à l’art contemporain –, mais il eut toutes les peines du monde à s’arracher au Rijks Muséum, n’en sortant qu’à l’heure de la fermeture.

Il ne devait pas tarder à se rendre chez Floris. C’était lui qui avait proposé cette heure, lorsqu’ils avaient pris contact par téléphone. Elle n’avait pas protesté. C’était un agent de terrain, une spécialiste de seconde classe, d’un rang relativement élevé dans la hiérarchie, pas assez cependant pour s’opposer aux vœux d’un agent non-attaché. Mais l’heure qu’il avait choisie n’avait rien de déraisonnable, et sans doute y avait-elle fait un saut juste après le petit déjeuner.