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Plein de choses à voir pour une petite fille quand elle se retrouvait libre : les va-et-vient, les naissances, les travaux et les jeux, les mains habiles qui façonnent le bois, l’os, le cuivre, le métal et la pierre, les jours sacrés où l’on fait des offrandes aux dieux et où l’on festoie… Lorsque vous êtes assez grande, vous y participez de plus près et voyez passer le char de Niaerdh, recouvert d’une toile afin que nul ne l’épie ; une guirlande de feuilles persistantes autour du cou, vous jonchez sa route des fleurs de l’année précédente et chantez ses louanges de votre voix flûtée, et c’est la joie, le renouveau, mais aussi l’émerveillement accompagné d’une sourde et indicible terreur…

Edh grandissait. Peu à peu, on lui confia de nouvelles tâches qui l’amenèrent à s’éloigner encore plus du village. Elle ramassait du petit bois pour le feu, de la guède et de la garance pour la teinture, des fleurs et des baies quand venait la saison. Plus tard, elle s’intégra au groupe chargé de ramasser des noix dans la forêt, des coquillages sur la côte. Plus tard encore, équipée d’un panier puis, au bout d’un ou deux ans, d’une faucille, elle participait aux moissons dans les champs au sud du village. Les garçons gardaient les troupeaux, mais les filles leur apportaient souvent à manger, et il leur arrivait de s’attarder auprès d’eux lors des longues journées d’été. En dehors des périodes d’intense activité, les gens n’avaient guère de raisons de se presser. Ils ne redoutaient rien hormis la maladie, la sorcellerie, les créatures nocturnes et la colère des dieux. Les loups comme les ours étaient absents de l’île d’Eyn et, de mémoire d’homme, nul pillard n’avait pris la peine de ravager cette pauvre contrée.

Ainsi donc, à mesure que de fillette elle devenait damoiselle, Edh pouvait sans crainte errer où bon lui semblait sur la lande, jusqu’à ce que son humeur se fût dissipée. Le plus souvent, elle se retrouvait face à la mer et s’asseyait alors sur la plage, se perdant dans sa contemplation jusqu’à ce que le vent et le soir montant lui soufflent qu’il était temps de rentrer. Perchée sur les falaises crayeuses de la côte occidentale, elle scrutait le continent que la distance rendait flou ; sur le sable de la côte orientale, elle ne voyait que les flots courant vers l’infini. Cela lui suffisait. Par tous les temps, cela lui suffisait. Les vagues dansaient, plus bleues encore que le ciel, ourlées d’écume couleur de neige, et dans le ciel faisait rage une tempête de goélands. Ou bien elles se faisaient lourdes et grises, couronnées d’une crinière ébouriffée par le vent, le fracas de leur galop résonnant jusque dans ses os. Elles jaillissaient, se fracassaient, beuglaient, imprégnaient l’air de leurs embruns salés. Elles traçaient sous le soleil bas une route dorée, elles se moiraient des gouttes d’une pluie battante dont elles renvoyaient la rumeur, elles se drapaient dans la brume et, une fois invisibles, susurraient des secrets inaudibles. Niaerdh était en elles, bénévolente et terrifiante. À elle le varech et l’ambre échoué, à elle les poissons, les oiseaux, les phoques, les baleines et les navires. À elle le frisson qui saisissait la terre quand elle rejoignait Frae, son bien-aimé, car sa mer l’étreignait, la protégeait, pleurait sa mort chaque hiver et la ranimait chaque printemps. Et, toute petite au sein de ces grandes choses, à elle l’enfant qu’elle avait aidée à venir au monde.

Ainsi, Edh devenait femme peu à peu, cette adolescente timide et dégingandée, un peu pataude encore, douée pour manier les mots lorsqu’elle parlait de choses sans rapport avec le quotidien. Elle se posait bien des questions sur ces choses, passant de longues heures en songeries et éclatant en sanglots sans savoir pourquoi lorsqu’elle se retrouvait seule. Personne ne l’évitait, mais personne non plus ne recherchait sa compagnie, car elle avait cessé de partager les contes qu’elle façonnait et, de l’avis général, la fille de Hlavagast avait quelque chose de bizarre. C’était encore plus net depuis que Godhahild était morte et qu’il avait pris une nouvelle épouse. Cette dernière ne s’entendait guère avec Edh. On racontait que la jeune fille passait bien trop de temps sur le tombeau de sa mère.

Puis, un jour, un garçon du village la vit qui passait. Une violente brise marine soufflait sur la lande, ébouriffant ses cheveux où jouaient les rayons de soleil. Lui, qui n’avait jamais eu peur de l’aborder, s’aperçut qu’il avait la gorge nouée et le cœur qui lui cognait les côtes. Un long moment s’écoula avant qu’il osât lui adresser la parole. Elle baissa les yeux et ce fut à peine s’il entendit sa réponse. Au bout d’un temps, toutefois, ils apprirent à se détendre ensemble.

C’était Heidhin, fils de Viduhada. Un jeune homme noir et élancé, peu enclin aux rires mais doué d’un esprit vif, agile et dur à la tâche, habile aux armes, un meneur d’hommes en puissance auquel ses camarades reprochaient cependant un caractère hautain. Nul n’osa railler son attirance pour Edh.

Lorsqu’ils virent ce qui se dessinait, Hlavagast et Viduhada eurent un entretien en privé. Tous deux convinrent qu’une union entre leurs familles serait la bienvenue, mais que la cérémonie n’était pas pour l’immédiat. Edh n’avait eu ses premières menstrues que l’année précédente ; les deux jouvenceaux pouvaient se fâcher, et un mariage aigri serait préjudiciable à tous ; attendons donc, et buvons une chope de bière en espérant un heureux dénouement.

L’hiver passa, pluie, neige et ciels ténébreux, une nuit de terreur avant le retour du soleil, célébré par toute une journée de festivités, et le ciel qui s’éclaircit, le dégel, les agneaux nouveau-nés, les bourgeons. Avec le printemps vinrent les feuilles et les oiseaux volant vers le nord ; Niaerdh parcourut la terre ; les hommes et les femmes s’accouplèrent dans les champs qu’ils allaient bientôt labourer. Le Char du Soleil roulait de plus en plus haut, le vert peuplait le monde, la foudre et le tonnerre régnaient au-dessus de la lande, les arcs-en-ciel chatoyaient au large.

Vint le jour du marché de Kaupavik. Les Alvarings rassemblèrent leurs produits et partirent les vendre. La rumeur se répandit d’une ferme à l’autre : cette année, outre des Angles et des Cimbres, le marché avait attiré un navire venu du royaume des Romains.

Personne ne savait grand-chose de Romaburh. Ce royaume se trouvait quelque part au sud. Mais ses guerriers étaient pareils à des sauterelles, ils dévoraient terre après terre ; et ses artisans produisaient de fabuleux objets, calices de verre et d’argent, disques de métal frappés de visages, figurines si parfaitement façonnées qu’on les eût dit vivantes. Des objets qui parvenaient à Eyn de plus en plus souvent. Et voilà que des Romains débarquaient en personne au Gôtaland ! Les habitants de Laikian jetaient des regards envieux à ceux d’entre eux qui partaient pour le marché.

Comme la saison n’était pas aux travaux, ils profitaient un temps de leur oisiveté. Nul présage n’assombrissait les cieux le jour où Edh et Heidhin partirent se promener sur la côte occidentale.

Vaste était la lande, et vide de toute présence humaine une fois que le village fut hors de vue, sans un arbre pour rompre sa monotonie, de sorte que le monde entier devenait ciel. Au sein de l’azur infini flottaient des nuages d’une hauteur vertigineuse. Une ondée de lumière et de chaleur se déversait du soleil. Le tapis de bruyère était parsemé de jaune et de rouge, d’ajoncs et de coquelicots. Lorsque les deux jeunes gens s’assirent un moment, il vint à leurs narines un acre parfum de spergule ; le bourdonnement des abeilles répondait au chant des alouettes dans le ciel ; un battement d’ailes les fit sursauter, un lagopède filant à ras de terre, et tous deux échangèrent un regard surpris, puis éclatèrent de rire. S’ils se tenaient par la main, les choses n’allaient pas plus loin, car ils appartenaient à un peuple chaste et le jeune homme se sentait dépositaire d’un bien aussi fragile que sacré.