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Passant à l’écart des falaises qui bordaient la mer au nord, leur chemin les conduisit à travers une épaisse forêt, puis jusque sur une grève. Les vagues y léchaient une herbe drue constellée de fleurs sauvages, caressant des galets qu’elles avaient passé des siècles à polir. Dans le lointain, les flots miroitaient, puis c’était le continent qui barrait l’horizon. Sur un récif, des cormorans séchaient leurs ailes à la brise. Une cigogne passa, porteuse de promesses et de fertilité.

Heidhin retint son souffle. Son index pointa. « Regarde ! » s’écria-t-il.

Edh plissa les yeux pour scruter le paysage ensoleillé. Sa voix trembla. « Qu’y a-t-il ?

— Un navire qui vient par ici. Un grand, un très grand navire.

— Non, ce n’est pas possible. Cette chose au-dessus de lui…

— J’en ai entendu parler. Les hommes qui ont beaucoup voyagé disent en avoir vu. Ce sont de grandes toiles qui attrapent le vent et font avancer la coque. C’est le navire romain, Edh, c’est forcément lui, il est parti de Kaupavik pour regagner son port, et nous sommes arrivés juste à temps pour le voir passer ! »

Fascinés, ils s’abîmèrent dans la contemplation de ce spectacle. Le vaisseau s’approcha. C’était bel et bien un prodige. Pourvu d’une coque noire à filets dorés, il n’était pas plus long qu’un bâtiment nordique, mais bien plus large, avec un ventre rond recelant sans doute quantité de trésors. Il était pourvu d’un pont supérieur sur lequel s’activait l’équipage. On eût dit une petite armée, suffisamment puissante pour décourager les pirates. L’étambot se dressait avec majesté, tandis que l’étrave s’incurvait pour former le cou d’un cygne. Entre proue et poupe était placée une maison de bois. Ce n’étaient pas des rames qui mouvaient ce navire. Fixée à un immense poteau et à un rondin transversal, une toile se gonflait sur toute sa largeur. Le navire avançait sans un bruit, sa proue labourant la mer et sa poupe y laissant un sillage argenté.

« Ces hommes sont sûrement bénis par Niaerdh, souffla Edh.

— Je comprends qu’ils puissent tenir la moitié du monde, dit Heidhin d’une voix tremblante. Qui pourrait leur résister ? »

Le navire changea de cap pour s’approcher de l’île. Le jeune homme et la jeune femme virent que des marins se tournaient vers eux. Ils perçurent leurs saluts étouffés. « Mais… mais c’est nous qu’ils regardent, bredouilla Edh. Qu’est-ce qu’ils nous veulent ?

— Peut-être que… qu’ils veulent m’embarquer, dit Heidhin. D’après les voyageurs qui sont allés en Occident, les Romains enrôlent souvent dans leurs osts les hommes des tribus. Si ceux-là ont perdu des guerriers du fait de la maladie ou d’autre chose…»

Edh lui jeta un regard consterné. « Serais-tu prêt à les accompagner ?

— Non, jamais ! » Elle referma sa main sur la sienne. Il lui rendit son étreinte. « Mais écoutons quand même ce qu’ils ont à nous dire. Peut-être qu’ils veulent autre chose et qu’ils seraient prêts à le payer un bon prix. » Son pouls battait à sa gorge.

Les marins ramenèrent la voile. Ils jetèrent par-dessus bord une ancre en forme de crochet. Puis mirent une chaloupe à la mer. Des hommes y descendirent au moyen d’une échelle de corde, s’assirent sur les bancs de nage. On leur lança des rames. L’un d’eux se leva et agita sa cape. « Il nous sourit, il nous fait signe, dit Heidhin. Oui, ils souhaitent quelque chose de nous.

— Quelle splendide cape, soupira Edh. Niaerdh doit en porter une semblable lorsqu’elle rend visite aux autres dieux.

— Peut-être qu’elle sera à toi avant ce soir.

— Oh ! jamais je n’oserais demander cela.

— Holà ! » lança l’un des passagers de la chaloupe. C’était le plus grand et le plus blond, sans nul doute un interprète d’origine germanique. Les autres étaient fort mélangés, avec une peau tantôt pâle, tantôt basanée. Mais les Romains avaient soumis quantité de peuples. Tous portaient une courte tunique qui laissait les jambes nues. Edh rougit et détourna les yeux, ayant remarqué que certains marins allaient nus sur le navire.

« N’ayez pas peur, dit le Germain. Nous voulons traiter avec vous. »

Heidhin s’empourpra à son tour. « Un Alvaring ne connaît pas la peur ! » s’exclama-t-il, rougissant derechef lorsque sa voix se fit suraiguë.

Les Romains ramèrent de plus belle. Les deux jouvenceaux attendirent, le cœur battant. La chaloupe toucha terre. Un homme en descendit d’un bond et l’amarra. L’homme à la cape conduisit ses camarades sur la grève. Il ne cessait de sourire.

Heidhin empoigna sa pique. « Edh, souffla-t-il. Je n’aime pas leur allure. Je pense qu’il vaudrait mieux garder nos distances…»

Trop tard. Le chef des Romains aboya un ordre. Ses hommes foncèrent. Avant que Heidhin ait pu lever son arme, des mains s’en emparèrent. Un homme se glissa derrière lui et l’immobilisa d’une clé aux bras. Il se débattit en hurlant. Levant un gourdin sorti de nulle part – il ne leur avait vu que des couteaux –, un marin le frappa à la nuque. Un coup mesuré, dont le but était d’étourdir sans tuer. Il s’effondra, et on le ligota.

Edh tenta de s’enfuir. Un homme attrapa ses longs cheveux. Deux autres l’encerclèrent. Ils la culbutèrent sur l’herbe. Elle se mit à hurler et à se cabrer. Deux marins lui empoignèrent les chevilles. Le chef se plaça à genoux entre ses jambes ouvertes. Il souriait de toutes ses dents. La salive coulait de ses lèvres. Il retroussa sa robe.

« Espèces de trolls, de crottes de chien, je vous tuerai ! fulmina Heidhin, luttant contre la douleur qui lui taraudait le crâne. Je le jure par tous les dieux de la guerre, jamais je ne laisserai votre engeance en paix. Romaburh sera consumée par les flammes…» Personne ne l’écoutait. Pour Edh, clouée au sol, le supplice ne faisait que commencer.

14.

43 apr. J.C.

Il ne fut guère difficile de remonter jusqu’au port d’attache de Vagnio, sur l’île d’Öland. Quelques questions judicieuses, et les Patrouilleurs apprirent qu’il avait pris à son bord un jeune garçon et une jeune fille originaires d’un village sis trente kilomètres plus au sud. Mais que s’était-il passé auparavant ? Une enquête sur le terrain s’imposait. Toutefois, Everard et Floris décidèrent au préalable d’effectuer une surveillance aérienne couvrant les mois précédents. Plus ils récolteraient d’indices supplémentaires, mieux ce serait. Vagnio n’était pas nécessairement au courant d’un drame familial, par exemple. Autre cas de figure : lui et ses hommes se garderaient de faire des confidences à un étranger comme Everard. Et ce dernier n’aurait peut-être même pas la possibilité de les interroger à leur campement.

Laissant sur place leur van et leurs chevaux, les deux Patrouilleurs décollèrent sur leurs scooters. Ils avaient dressé une carte de l’île et comptaient sauter d’un point à un autre de leur maillage spatio-temporel. S’ils apercevaient quoi que ce soit de suspect, ils iraient l’observer, de près si possible, avant d’envisager une intervention. Cette procédure risquait de ne déboucher sur rien, mais c’était la seule applicable vu qu’ils ne pouvaient se permettre de consacrer des années à leur mission.