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15.

70 apr. J.C.

Le soleil venait de se coucher ; à l’ouest, les nuages se paraient de rouge et d’or, tandis qu’à l’est, la nuit déferlait telle une marée sur la nature. Un peu de lumière s’attardait au sommet d’une colline nue du centre de la Germanie, mais l’herbe y était déjà soulignée d’ombre et l’air s’y vidait peu à peu de sa chaleur.

Après avoir pris soin des chevaux, Janne Floris s’accroupit devant le disque de terre noircie entre les deux abris et rassembla du bois pour faire un feu. Il restait un tas de branches bien rangées, trace du précédent passage des Patrouilleurs en ce lieu, quelques jours plus tôt si l’on se référait à la course du monde. Elle se releva soudain, percevant un choc sourd et un souffle d’air. Everard descendit de son scooter.

« Pourquoi… je vous attendais plus tôt », dit-elle d’une petite voix.

Il haussa ses épaules massives. « J’ai préféré vous laisser les corvées du camp pendant que je me chargeais des autres, répondit-il. Et la tombée de la nuit est un point de retour logique. Je n’ai pas très faim, mais il me faut une bonne nuit de sommeil. Je suis vanné. Pas vous ? »

Elle détourna les yeux. « Pas encore. Trop tendue » Elle déglutit et s’obligea à lui faire face. « Où étiez-vous passé ? À peine étions-nous revenus que vous vous êtes éclipsé après m’avoir ordonné de vous attendre.

— C’est vrai. Excusez-moi. J’aurais dû vous le dire. Même si ça me paraissait évident.

— J’ai cru que vous vouliez me punir. »

Il secoua la tête avec plus de vigueur que n’en auraient laissé prévoir ses paroles. « Grand Dieu, non ! En fait, je voulais vous épargner un sermon. Je suis retourné sur Öland après la tombée de la nuit… ce même jour. Comme je l’avais espéré, les deux gamins étaient partis et il n’y avait personne sur la grève. J’ai ramassé les cadavres l’un après l’autre pour les larguer en pleine mer. Une besogne peu ragoûtante. Inutile de vous l’imposer. » Elle sursauta. « Mais pourquoi ?

— Ça aussi, c’est évident, non ? rétorqua-t-il. Réfléchissez un peu. C’est aussi pour cette raison que j’ai achevé l’ordure que vous vous étiez contentée de blesser. Vu la quantité de variables avec laquelle nous jonglons déjà, mieux vaut que l’impact sur les indigènes soit réduit au minimum. Je présume qu’ils croiront le récit que leur feront Edh et Heidhin, mais, de toute façon, ils vivent dans un monde de dieux, de trolls et de magie. Des preuves matérielles, des témoins objectifs… voilà qui les troublerait davantage qu’un compte rendu sans doute incohérent.

— Je vois. » Elle se tordit les mains. « Je fais preuve d’une stupidité indigne d’une professionnelle, pas vrai ? D’accord, je n’ai pas été entraînée à ce genre de mission, mais ce n’est pas une excuse. Je suis profondément navrée.

— Eh bien, vous m’avez pris par surprise, gronda-t-il. Quand vous êtes subitement passée à l’action, je suis resté interdit une seconde de trop. Et ensuite, qu’aurais-je pu faire ? Pas question de tripoter davantage la causalité, ni de courir le risque d’être aperçu par Heidhin, qui n’aurait pas manqué de me reconnaître à Colonia cette année. Devais-je sauter en aval, me procurer un déguisement différent de celui de Maring, puis revenir au même instant ou presque ? Non, les mortels ne doivent pas assister aux querelles des dieux ; ça n’aurait fait qu’aggraver les choses. Je n’avais pas le choix, je devais suivre le mouvement.

— Je suis vraiment navrée. Je n’ai pas pu me retenir. Voilà que je retrouvais Edh, la Veleda que j’avais vue chez les Langobards – jamais une femme ne m’a marquée à ce point – je l’ai reconnue – mais ce n’était qu’une toute jeune fille, et ces brutes…

— Ouais. Une rage de berserker, suivie par un flot de compassion. »

Floris se redressa. Serrant les poings, elle regarda Everard droit dans les yeux : « Je souhaite m’expliquer, pas me trouver des excuses. J’accepterai sans protester le blâme que m’infligera la Patrouille. »

Il resta silencieux le temps de quelques battements de cœur, puis se fendit d’un sourire en coin et répondit : « Il n’y en aura aucun si vous accomplissez la suite de la mission avec honnêteté et compétence. Ce dont je ne doute pas un seul instant. En tant qu’agent non-attaché responsable de ladite mission, je dispose d’une certaine liberté de jugement. Vous êtes donc pardonnée. »

Elle cilla à plusieurs reprises, se frotta les yeux et dit d’une voix hésitante : « Vous êtes trop indulgent, monsieur. Ce n’est pas parce que nous avons travaillé ensemble que…

— Hé ! accordez-moi un peu de crédit, protesta-t-il. Oui, vous vous êtes montrée une bonne équipière, mais ce n’est pas cela qui va influencer mon jugement… enfin, pas trop. Ce qui compte, c’est que vous êtes un excellent agent, un oiseau aussi rare que précieux dans notre organisation. En outre, et c’est peut-être le plus important, ce qui s’est passé n’est pas vraiment votre faute.

— Hein ? fit-elle, interloquée. Pourtant, j’ai laissé mes émotions me dicter…

— Étant donné les circonstances, cela ne constitue pas ce que j’appellerais une faute professionnelle. Peut-être aurais-je réagi comme vous, en optant cependant pour une attaque moins frontale ; en outre, je ne suis pas une femme. Ça ne m’a pas troublé outre mesure de tuer ces salopards. Ça ne m’a pas enchanté non plus, en partie parce qu’ils n’avaient aucune chance face à moi, mais il fallait le faire et ce n’est pas ça qui me fera perdre le sommeil. » Everard marqua une pause. « Vous savez, du temps de ma jeunesse folle, avant d’entrer dans la Patrouille, j’étais partisan de la peine de mort pour les violeurs, jusqu’à ce qu’une amie me fasse remarquer que la menace d’un tel châtiment les inciterait à tuer leurs victimes pour ne pas laisser de témoin. J’ai changé d’avis, mais pas de sentiment. Si je me souviens bien, vos compatriotes si rationnels et si civilisés du XXe siècle ont opté pour la castration chimique.

— Mais quand même, je…

— Arrêtez de vous sentir coupable. Vous êtes socialiste ou quoi ? Laissons tomber les sentiments et posons le problème du point de vue de la Patrouille. Écoutez-moi bien. Il me semble évident – vous êtes d’accord ? – que nous avons eu affaire à des marchands qui quittaient Öland après y avoir fait affaire et voguaient vers quelque autre destination, probablement leur port d’attache. Ils ont aperçu Edh et Heidhin sur cette plage isolée et décidé que l’occasion était trop belle. Ce genre de chose est hélas courant dans l’Antiquité. Soit ils n’avaient aucune intention de revenir dans les parages, soit ils commerçaient avec une autre tribu – en survolant l’île, j’ai eu l’impression qu’elle était divisée en territoires distincts –, à moins qu’ils aient tout simplement prévu de ne pas laisser de traces. Quoi qu’il en soit, ils ont piégé ces gamins. Si nous n’étions pas intervenus, ils auraient emmené Heidhin pour le vendre comme esclave. Edh aussi, sans doute, à moins qu’ils ne lui aient tranché la gorge après l’avoir jugée trop amochée. C’est ainsi que ça se serait fini, n’en doutez pas. Un incident comme il s’en produit des milliers, sans aucune importance hormis aux yeux des victimes, lesquelles ont vite fait de sombrer dans l’oubli pour l’éternité. »